Tout un monde, la cuisine française !

Stéphane Hénaut et Jeni Mitchell dressent un roman national inédit de la bonne chère. Où la tradition fricasse avec mille influences.

Jean-Claude Renard  • 6 novembre 2019 abonné·es
Tout un monde, la cuisine française !
© La choucroute nous viendrait des Huns ou des Mongols. nBianchetti/leemage/AFP

Un exemple parmi d’autres. Celui du chabichou, fromage de chèvre en forme de tour penchée recouvert d’une fine croûte ondulée. Fabriqué à Poitiers, il tiendrait son nom du mot arabe chebli, la chèvre. Si les Sarrasins sont défaits par Charles Martel, en 732, justement à -Poitiers, la chèvre, dite « la vache du pauvre », demeurait l’animal privilégié par les Arabes pour nourrir leurs armées, s’adaptant à toutes sortes de terrains ardus, broutant l’herbe en bordure des chemins. Son lait est facile à tirer et il est aisé d’en faire un fromage. Vaincus, les Arabes auront donc eu le temps de léguer le savoir-faire de ce délicieux fromage.

Un autre exemple : la choucroute. En 451, les Huns envahissent la Gaule. Avec eux arrive le chou fermenté, précurseur de cette spécialité alsacienne (nommée sauerkraut, en allemand), servie dans les brasseries et les bistrots, au-delà même de l’est de la France. Même s’il est plus vraisemblable que ce soient les Mongols, au XIIIe siècle, qui aient apporté la choucroute, elle est associée aujourd’hui à l’Allemagne, instrument d’un nouveau genre de diabolisation culinaire au XXe siècle : dans les pays anglo-saxons, le terme kraut désignait les Allemands lors des deux conflits mondiaux, cependant qu’en France on les affuble du surnom de « bouffeurs de choucroute ». Pendant la Première Guerre mondiale, ont fleuri des usines de choucroute américaines, franchement patriotes au point de renommer leur production « chou de la liberté ».

Autre anecdote, celle du croissant, ô combien emblématique. Mais dont l’origine vient d’une pâtisserie autrichienne, au XVIIe siècle, lorsque les Viennois subissent le siège de l’Empire ottoman. Les envahisseurs creusent alors des tunnels sous les remparts, les boulangers de la ville, très matinaux, avertissent leur armée, lui permettant de tenir jusqu’à l’arrivée des troupes polonaises du roi Jean Sobieski. En mémoire de leur rôle dans cette victoire, les boulangers auraient ensuite créé cette friandise en référence au fameux croissant de lune ottoman.

En matière de voyages, la gastronomie française ne manque pas de kilomètres. Les récits sont légion. Quel meilleur exemple que le cognac ? Qui relève des Gaulois pour avoir inventé le tonneau en bois, des Romains pour avoir implanté les premiers vignobles autour de la cité charentaise, des Arabes pour avoir mis au point de nouvelles méthodes de distillation et d’Aliénor d’Aquitaine pour avoir activement contribué au rayonnement du vin dans la région. Catherine de Médicis jouit également d’une certaine réputation. La régente, originaire de -Florence, arrive en France avec une armada de chefs italiens introduisant à la cour de France aliments nouveaux et manières de table : les épinards, le brocoli, l’artichaut, l’asperge, les haricots, hérités des Amériques, mais encore les macarons, la frangipane, le nougat et les sorbets… et même l’usage de la fourchette.

Il n’existe pas, ainsi, une cuisine typiquement française, mais des cuisines, nourries d’influences, d’échanges, concoctées au bout des brassages. C’est tout l’intérêt de cet ouvrage, Histoire de France à pleines dents, additionnant anecdotes et pages d’histoire, passant d’un siècle à l’autre, de batailles en colonisations. Pêle-mêle gourmand qui voit se croiser la table des nobles, abondante et carnée, et celle du menu peuple se contentant de céréales bouillies, un Louis XIV imposant son potager à Versailles, faisant fi des saisons pour se gaver de petits pois toute l’année, la Bénédictine et les massacres de la Commune, la Nationale 7 égrenant ses belles tables étoilées au guide Michelin, la création de la marque Vache qui rit, au lendemain de la Grande Guerre, clin d’œil ironique à la Walkyrie de Wagner, et ce fameux Noël de 1870 où Paris, assiégé par l’armée prussienne, connut un repas festif pour les plus aisés, servi chez Voisin, rue Saint-Honoré, basé sur les pensionnaires du grand zoo de la capitale : tête d’âne farcie, consommé d’éléphant, civet de kangourou, côtes d’ours sauce poivrade, chameau rôti à l’anglaise, chat flanqué de rats, cuissot de loup et terrine d’antilope aux truffes.

L’ouvrage est écrit à quatre mains, par Stéphane Hénaut et Jeni Mitchell. Le premier est fromager, installé à Nantes, la seconde (son épouse) est américaine et historienne. D’où, sans doute, un certain nombre de clichés sur la France, observée depuis les États-Unis. Clichés tenaces : les Français qui font la queue quotidiennement pour acheter leur baguette, accros à l’huile d’arachide, qui possèdent dans la porte de leur frigo « une armada de sauces rangées avec soin, qu’ils sont prêts à dégainer à tout moment ». Sauce béarnaise, hollandaise, beurre blanc, le toutim des émulsions…

Reste que cette Histoire de France à pleines dents se distingue par sa motivation, nettement exprimée : dénoncer chez « l’extrême droite, qui déteint sur la droite traditionnelle depuis une dizaine d’années », la volonté d’afficher « une identité française » en se référant aux traditions alimentaires et culinaires. « L’idée d’une culture française pure et homogène paraît d’autant plus stupide quand on sait que les croissants, les vignobles, les tomates, les pommes de terre, le sucre ou le chocolat furent le résultat d’importations. Il n’existe pas de gastronomie française “pure” : elle a toujours composé avec des ingrédients et des idées de la planète entière. […] Pourquoi cette dynamique devrait-elle changer aujourd’hui ? Répétons-le encore une fois : seule la xénophobie justifie les croisades culinaires du Rassemblement national. » Dans la riche production éditoriale tournée vers la cuisine et la critique gastronomique, c’est du jamais lu.

Histoire de France à pleines dents, Stéphane Hénaut et Jeni Mitchell, traduction de l’anglais (États-Unis) par Clotilde Meyer et Lucie Modde, Flammarion, 396 pages, 23,90 euros.

Littérature
Temps de lecture : 5 minutes