Pourquoi la société a besoin d’archéologues

Outre le sauvetage du patrimoine, la science archéologique, tout comme l’histoire, éclaire le présent par la connaissance des civilisations disparues.

Jean-Paul Demoule  • 22 janvier 2020
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Pourquoi la société a besoin d’archéologues
© Site d’une ancienne nécropole à Narbonne, le 7 octobre 2019.ERIC CABANIS/AFP

L’archéologue, dans la culture populaire, ce peut être un chercheur de trésors, façon Indiana Jones, ou un érudit distrait et un peu inutile, passionné de trouvailles microscopiques, façon Professeur Tournesol ou Nimbus. Il y a environ 4 000 archéologues professionnels en France, qui ne sont ni l’un ni l’autre mais dont la tâche quotidienne est de sauver notre patrimoine archéologique face aux quelque 500 km2 de terrain retournés chaque année pour nos besoins (lignes de TGV et autoroutes, bâtiments divers, parkings souterrains, carrières, etc.) – soit la surface d’un département français tous les dix ans. Ce sauvetage n’est que très relatif, d’ailleurs.

La vague brune contre l’histoire

Prolongeant la réflexion que nous avions menée dans L’Histoire comme émancipation (Agone, 2019), notre coauteur et ami Guillaume Mazeau publie un volume sur l’histoire dans la collection « Le mot est faible » chez Anamosa. Il y montre combien l’histoire est une activité sociale partagée et dynamique, combien les appropriations collectives de l’histoire peuvent être intéressantes et stimulantes. Il réfléchit à la place du passé dans notre époque qui craint pour son futur et dans laquelle on rabâche qu’il n’y aurait pas d’alternatives pour mieux désarmer l’envie de les construire. Il dénonce ainsi le mal que le néolibéralisme fait à l’histoire et, plus encore, la façon dont la vague brune, de Trump à Erdogan, met l’histoire en charpie. Il défend, enfin, la portée émancipatrice de la science historique.

Laurence De Cock et Mathilde Larrère

Histoire Guillaume Mazeau, Anamosa, 104 pages (sortie le 6 février)

La loi sur l’archéologie dite préventive (celle qui précède tous ces terrassements), obligeant les aménageurs à financer les fouilles, ne date que de 2001, et les gouvernements successifs ont introduit depuis lors la possibilité pour les aménageurs de mettre en concurrence, pour l’exécution des fouilles, les institutions publiques (Institut national de recherches archéologiques préventives et services archéologiques de collectivités locales) avec des entreprises privées créées à cet effet et dont certaines cassent les prix, dégradant la qualité des recherches et les conditions de travail des archéologues. En outre, ce n’est que sur environ 20 % des surfaces terrassées chaque année que sont menés des sondages préalables, puis des fouilles éventuelles, le reste étant abandonné sans surveillance.

Mais pourquoi, après tout, faudrait-il sauver ces sites ? « L’abus du devoir de “mémoire archéologique” peut parfois obérer le “devoir d’avenir” », avaient affirmé benoîtement Alain Lambert (UDI), ancien ministre, et Jean-Claude Boulard (PS), maire du Mans, dans un rapport de 2013 qui, au nom de la « simplification administrative », entendait limiter fortement les interventions archéologiques. D’une part, une convention européenne (du Conseil de l’Europe, qui réunit les 48 pays du continent), dite de Malte, en fait obligation à tous les pays signataires. Mais surtout, bien au-delà du plaisir de la découverte, voire de la contemplation de « trésors », les implications de la connaissance du passé pour gérer le présent et l’avenir sont considérables.

Si le thème de l’effondrement des civilisations, joint à celui de la dégradation climatique (« l’anthropocène ») est au cœur des débats actuels, l’archéologie nous offre bien des exemples de sociétés qui sont allées dans le mur faute d’une gestion responsable de leur environnement. Ainsi, entre autres, de grandes civilisations urbaines comme celles de l’Indus au Pakistan (il y a 3 700 ans), ou des Mayas au Mexique et au Guatemala (il y a 1 000 ans), ou d’Angkor au Cambodge (il y a six siècles) se sont effondrées car elles étaient surdimensionnées, avec leurs pyramides grandioses ou leurs bassins gigantesques, par rapport à leurs ressources disponibles. Toutefois, les élites disparues, elles ne laissèrent pas la place à un univers déserté mais, à nouveau, à des communautés paysannes de petite taille, mieux adaptées à leur environnement.

Ce constat en amène un autre : régulièrement, l’archéologie et l’histoire montrent que des sociétés trop fortement hiérarchisées et inégalitaires finissent toujours par être mises à bas un jour ou l’autre, telles celles citées, mais aussi bien celles qui construisirent les monuments mégalithiques des bords de l’Atlantique (il y a 6 500 ans), ou les villes fortes celtiques avec leurs tombes princières comme celle de Vix (il y a vingt-cinq siècles), pour ne pas parler des révolutions plus récentes. N’en sommes-nous pas là quand 1 % de l’humanité possède 50 % des richesses ? Symétriquement, il a régulièrement existé par le passé des sociétés plus égalitaires, ou égalitaires selon les moments de l’année, comme les Inuits ou les Indiens des Plaines.

Enfin, l’idée qu’il y aurait, à travers les millénaires, une permanence de nations « venues du fond des âges » ne résiste à aucune analyse. Les sociétés que l’on observe par l’archéologie ne cessent de se mélanger, d’être parcourues de migrations, de se recomposer. Seule doit compter pour nous la volonté d’être ensemble.

Jean-Paul Demoule Professeur émérite d’archéologie. Auteur d’Aux origines, l’archéologie. Une science au cœur des grands débats de notre temps, La Découverte, 2020.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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