Les effondrements et la politique

Loin de pétrifier la pensée et l’action, la reconnaissance des catastrophes climatiques nous libère de l’attente « progressiste » d’un avenir forcément meilleur.

Geneviève Azam  • 26 février 2020
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Les effondrements et la politique
© Le cimetière des bateaux de la mer d’Aral, à Muynak, en Ouzbékistan, en 2018.Takashi Aoyama/Getty Images/AFP

Poursuivre les voies qui mènent aux effondrements des milieux de vie et des solidarités, à la perte des univers familiers, des cultures, à la destruction des conditions de la vie et attendre que du chaos surgisse un bien, une sortie de crise avec profits nouveaux, progrès technoscientifiques, contrôle accru et confinement des populations, fermeture des frontières, construction d’abris pour les plus fortunés sont les remèdes de décideurs pris de panique devant l’ampleur des catastrophes qui viennent. Même un paquebot de luxe, un navire hors-monde comme le Diamond Princess, est menacé par un mystérieux virus qui passe les murs et prospère sur les routes de la mondialisation heureuse ! Une panique qui pourrait avoir des effets de prophétie autoréalisatrice et accélérer ce double mouvement.

Quelle différence significative peut-on avancer maintenant entre ceux qui nient les catastrophes et ceux qui entendent en assurer la « gouvernance » ? Quand un ministre français de l’Économie, tout occupé à sa fonction d’accélérer la conclusion d’accords de libre-échange et de délocalisations, fait part de sa « découverte » inquiète que 80 % des matières nécessaires pour les composants actifs de l’industrie de la santé viennent de Chine et quand il promet d’y remédier au plus vite, l’accablement devant ce désert politique guette. Enfermé dans son bunker de l’économie, il n’aura certainement pas la chance de lire l’appel récent de plus de mille scientifiques qui, rappelant les menaces concrètes du dérèglement climatique et de la sixième extinction de la biodiversité, loin de se résigner à la fabrique des effondrements, appellent à la rébellion (1).

L’imaginaire des effondrements est un dérangement, un ébranlement, qui, loin de pétrifier la pensée et l’action, semble bien au contraire les libérer de l’attente « progressiste » d’un avenir forcément meilleur, d’un oubli du présent qui n’est jamais qu’un futur non encore advenu. Il donne de surcroît la mesure des enjeux et éloigne des illusions d’une transition par étapes successives, d’une sortie de « crise » dans un temps linéaire et réversible. Il donne enfin une voix aux « générations futures », dont la présence concrète et les engagements redonnent du sens à l’idée de faire monde et protègent d’attentes apocalyptiques qui se nourrissent précisément de la perte de sens (2).

La critique des pensées de l’effondrement, celle venue notamment des courants dits anticapitalistes, est celle d’un « effondrisme » qui dépolitiserait l’histoire et l’action humaine. De quelle politique et de quelle histoire est-il question ? Parler d’effondrements signifie que l’avenir est une menace et que l’histoire, pensée dans la modernité comme fabrication par des humains souverains, nous échappe en partie. Le coronavirus en est une illustration : quelles que soient les conséquences de sa propagation, pour l’heure inconnues, il produit un événement qui, en frappant une puissance capitaliste et l’usine du monde, indique que l’histoire ne dépend pas seulement de l’action humaine. Des forces non humaines interviennent.

Nous avons en effet déclenché des événements qui se passent de toute intervention humaine et qui s’auto-entretiennent. Penser que faire de la politique revient à considérer l’histoire comme le seul produit de l’intentionnalité et des rapports de force humains conduit à qualifier toute référence à des puissances non humaines de démarche technoscientifique et apolitique. Or les effondrements en cours montrent au contraire que l’approche dépolitisante est celle qui fait des entités naturelles, biologiques et géologiques un simple environnement de l’action humaine. Environnement qui, dans le monde du capitalisme, est disponible, appropriable, gouvernable et infiniment malléable.

Considérer ces entités comme partenaires de notre histoire humaine déplace et radicalise les conflits. Les oublier participerait d’un effondrement politique. a

(1) « Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire », disponible sur www.terrestres.org

(2) Lire « Après le blocage de BlackRock : nous sommes fier·ères de cette jeunesse ! », tribune publiée sur Politis.fr, le 18 février 2020.

Publié dans
Le temps du climat
Temps de lecture : 4 minutes
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