« La démocratie ne doit pas être sacrifiée ! »

Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme, s’inquiète des atteintes aux libertés publiques provoquées par l’état d’urgence sanitaire. Il dénonce en particulier un recul généralisé des contre-pouvoirs.

Christophe Kantcheff  • 1 avril 2020
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« La démocratie ne doit pas être sacrifiée ! »
© La situation des personnes démunies, et particulièrement celles sans domicile, est trop peu prise en compte par la loi d’urgence.Photo : christophe ARCHAMBAULT / AFP

Dérapages, surveillance généralisée, tentation répressive… Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), envisage ici les problèmes qui se posent en cette période de confinement, et les craintes que l’on peut nourrir pour la suite.

La LDH est-elle en alerte à propos des contrôles qui se passent mal ?

Malik Salemkour : Beaucoup de policiers font leur travail correctement. En se mettant d’ailleurs en danger, car ils sont souvent démunis de masques et de gants. Mais il y a des dérapages évidents. Nous sommes en train de les recenser. Les réseaux sociaux montrent des images d’Asnières, d’Ivry, de plusieurs endroits d’Île-de-France, où des personnes sont frappées, gazées, on voit même une personne heurtée par une moto.

Les territoires touchés par ces violences sont pour beaucoup ceux où les tensions existaient déjà. La CGT-Police a pointé que 10 % des contraventions auraient été faites en Seine-Saint-Denis. Pourquoi ce territoire serait-il plus concerné que d’autres ? En outre, certains maires poussent au répressif. En se fournissant en drones, par exemple (qu’ils ne revendront certainement pas une fois l’état d’urgence révolu). On entre ainsi dans une logique de surveillance généralisée de l’espace public qui amène les policiers à aller alpaguer la personne qui est tranquillement devant sa porte à prendre l’air.

Et les couvre-feux ?

Ils sont inutiles étant donné l’état d’urgence sanitaire. Les couvre-feux sont instaurés par certains maires zélés et adeptes de l’idéologie sécuritaire selon laquelle il faut aller encore plus loin dans le contrôle et dans l’interdit. Jusqu’à présent, les arrêtés pris sont corrects juridiquement, avec une limite de durée et une motivation. Mais ils placent les policiers dans une tension encore plus forte. Lorsqu’il y a couvre-feu, nul ne peut circuler, donc toute personne dehors doit être verbalisée. Cela crée de fait un climat anxiogène qui ne favorise ni le travail de la police ni la sécurisation de la population.

Quels autres problèmes se posent avec cet état d’urgence sanitaire ?

Les publics qu’on oublie de protéger. Pour les SDF et les personnes vivant en bidonville, les capacités d’accueil de lieux offrant des espaces individuels sont insuffisantes. On a vu aussi des SDF verbalisés ! Il y a également les gens atteints de pathologies mentales. Les hôpitaux psychiatriques ne sont pas du tout adaptés pour gérer cette situation de confinement. Le milieu psychiatrique est totalement débordé. On a des remontées très inquiétantes, tant pour les patients que pour le personnel.

En ce qui concerne les migrants, les centres de rétention sont en train d’être vidés, même si quelques préfectures continuent à vouloir mettre du monde en rétention, ce qui est d’autant plus absurde qu’il n’y a plus d’avions. D’autre part, on oblige encore les demandeurs d’asile à aller pointer pour maintenir l’effectivité de leur demande. Dans les ordonnances à venir, l’une concerne plus particulièrement les migrants et les demandeurs d’asile : nous allons être très attentifs à ce qu’elles contiennent.

Les détenus font aussi partie de ces publics oubliés. Le gouvernement semble accélérer les libérations anticipées, assouplit les fins de peine mais pas les détentions préventives. Les condamnés pour terrorisme et pour violences conjugales ont été exclus de ces libérations, mais il y en a plein d’autres qui n’ont rien à faire en prison. Encore faut-il qu’ils aient un toit à l’extérieur, or beaucoup sont en situation de précarité.

La situation ultramarine est aussi préoccupante, on en parle trop peu. En Guyane, qui partage une frontière avec le Brésil, où Jair Bolsonaro agit en dépit du bon sens, à Mayotte, mais aussi en Martinique et en Guadeloupe, le système hospitalier n’est pas en mesure de gérer une crise majeure. Et dans ces territoires, les populations sont déjà en grande précarité.

Qu’en est-il des droits des justiciables ?

Ils sont considérablement rognés. On permet que des juges uniques statuent, que les commissions d’application des peines se fassent par visioconférence, les recours sont affaiblis. Cela va dans le sens de la justice d’abattage, de la justice numérique, sans recours aux avocats. Par ailleurs, les questions prioritaires de constitutionnalité sont suspendues. On peut présumer que ces mesures sont prises dans l’intention de protéger tout le monde. Sauf que cela s’inscrit toujours dans la même logique : aller plus vite, avec moins de contrôle et de contre-pouvoir, et moins de protection pour les plus faibles.

Je n’oublie pas non plus le droit du travail. On a donné à l’employeur des pouvoirs exorbitants, des acquis sociaux sont attaqués. Là encore, les contre-pouvoirs sont affaiblis, comme les syndicats par exemple, auxquels on réserve peu de place.

Pour décréter cet état d’urgence, le gouvernement a ressorti un texte de 1955, comme en 2015 après les attentats, alors que, même s’il y a beaucoup à en dire, le code de la santé publique permettait de faire énormément de choses, avec un contrôle du Parlement. Cela révèle l’impréparation de fond de l’exécutif, qui ouvre des situations dont on ne sait comment on en sortira.

Avez-vous des doutes sur le fait que cet état d’urgence s’installe dans la durée ?

Nous sommes échaudés par le premier état d’urgence contre le terrorisme. Il devait être exceptionnel et durer peu de temps : finalement, il a été reconduit quatre ou cinq fois puis traduit pour l’essentiel dans le droit commun. On a justifié par la lutte contre le terrorisme des restrictions des libertés. La même chose pourrait être reproduite en invoquant des raisons sanitaires.

La loi adoptée entre en vigueur pour les deux mois à venir, mais elle pourra être appliquée jusqu’en avril 2021. On évoque le risque d’une deuxième vague de la pandémie. Mais il faut tout de même se rendre compte que nous sommes dans une phase inédite où les libertés de circulation, de réunion, de manifestation sont suspendues, ainsi que les pouvoirs du Parlement et de la justice. On confine tout le monde, tandis que certaines activités sont maintenues sans qu’on sache précisément lesquelles. C’est une situation extraordinaire qu’on n’a jamais vécue, même dans les années de guerre. La santé, oui, bien entendu, mais la démocratie ne doit pas être sacrifiée pour autant. L’exécutif considère qu’il est le seul à pouvoir agir. Il exerce son pouvoir discrétionnaire en créant des commissions qui le conseillent. Je n’ai pas d’avis sur la compétence scientifique de ces experts. Mais quels sont les contre-pouvoirs ? Enfin, le gouvernement s’appuie sur les préfets, notamment les plus répressifs.

La rhétorique de guerre induit l’existence d’ennemis de la République. Contester, c’était, hier, se montrer complices des terroristes ; aujourd’hui, c’est être du côté du virus !

Dans ces circonstances, comment la LDH peut-elle intervenir ?

Il faut reconnaître une chose : le gouvernement consulte. Mais prioritairement les structures humanitaires ou sociales, plus timidement les associations de défense des droits. Cependant, nous réagissons dans le dialogue avec les pouvoirs publics : à chaque fois que nous faisons des alertes, au sein de collectifs ou avec des partenaires, c’est tout de même entendu, surtout à propos de ceux que je nommais plus haut les publics oubliés. En revanche, au sujet des droits, c’est plus compliqué. Donc, nous sommes en train d’organiser un travail d’observation, en particulier avec la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). Et toutes les sections de la Ligue sont mobilisées pour recueillir des témoignages sur les contrôles abusifs, les actions des collectivités territoriales (les drones, les couvre-feux…) et les difficultés d’accès aux soins, comme l’IVG. Sur tous ces points il y a des principes édictés au niveau national, mais il faut voir aussi au plan local si la continuité des droits est assurée, qu’il s’agisse des droits des précaires, des étrangers, des femmes ou des droits sociaux.

La LDH vient également de constituer un guide sur le droit de retrait des salariés. Et un autre pour les personnes contrôlées : quels sont leurs droits et, éventuellement, les recours. Nous ne nous privons pas non plus d’interpeller publiquement via les médias et les réseaux sociaux. Voici globalement notre programme de travail pour contribuer à maintenir de la démocratie et de la citoyenneté. Avec cet espoir que dans cette période où surgissent des solidarités nouvelles nous puissions retrouver du commun afin de contrôler les puissances publiques et privées. Ce qui pourrait peut-être favoriser la reconstruction d’idées politiques intéressantes.

Malik Salemkour Président de la Ligue des droits de l’Homme.

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