« À ma place », de Jeanne Dressen : Le pari de Savannah

Dans À ma place, Jeanne Dressen filme une jeune femme issu d’un milieu ouvrier partagée entre le militantisme et la préparation à une grande école.

Christophe Kantcheff  • 8 septembre 2020 abonné·es
« À ma place », de Jeanne Dressen : Le pari de Savannah
© Makna Distribution

Une jeune femme prononce un discours politique, dénonciateur et articulé. Elle est écoutée sur la place de la République, à Paris. Nous sommes au printemps 2016, Nuit debout bat son plein. _À ma place, de Jeanne Dressen, n’est pourtant pas un remake de L’Assemblée de Mariana Otero. On apprendra peu de chose du mouvement, car tel n’est pas son sujet. Savannah la harangueuse focalise toute l’attention de la caméra.

La jeune femme est décidée, engagée dans le mouvement avec sa tête et ses tripes. On sent combien l’événement pénètre profondément en elle. Elle le vit sans distance, s’y adonnant au mépris de la fatigue qui s’accumule. Elle est particulièrement douée pour modérer les assemblées. Savannah a le propos clair, organisé, et a du charisme. « J’ai l’impression d’être super autoritaire », dit-elle à l’un des coanimateurs des débats, qui lui répond que c’est nécessaire pour faire avancer les choses…

Savannah ne peut pourtant pas être tout entière requise par le militantisme. Au même moment ont lieu ses derniers examens universitaires, déterminants pour son acceptation dans la grande école qu’elle vise et à laquelle il lui est permis de poser sa candidature : l’École normale supérieure (ENS). Cette situation est pour elle déchirante. Au point que des larmes coulent sur ses joues quand elle évoque devant un ami son dilemme : d’un côté, Nuit debout qui la happe, un vécu inédit et fondateur ; de l’autre, un futur en forme de promesse, la perspective de cette grande école qui, si elle y est admise, changera sa vie. Où est/sera-t-elle la plus utile ?

Devant À ma place, on oublie le jugement que l’on peut porter sur Nuit debout (et éventuellement sur l’ENS), événement qui, a posteriori, a été extrêmement discuté, contesté. La présence de Savannah est suffisamment forte pour que le spectateur mette sa propre opinion de côté et accepte la manière intense dont la jeune femme le vit. Bien que déjà politisée, elle n’avait jusqu’ici qu’un savoir théorique. La place de la République est le lieu des autres apprentissages : ceux de l’action, du groupe, de l’efficacité ou non de la parole. Le film donne aussi une large place aux manifestations contre la loi travail, où Savannah se confronte aux violences policières. Elle-même est atteinte dans sa chair. La jeune femme est pourtant lucide : avec son petit ami, elle évoque les répressions autrement plus dures éprouvées par les activistes sous des régimes autoritaires. Il n’empêche que cette expérience-là l’imprègne durablement.

En ces temps mouvementés, Savannah s’octroie une pause en rendant visite à son père. C’est une scène centrale d’À ma place. Où l’on prend la mesure de son milieu d’origine. Son père est un ouvrier au chômage, ses conditions de vie sont visiblement très modestes, le déjeuner qu’il lui offre est fruste – mais chaleureux. Or cette condition sociale initiale de Savannah est l’élément qui sous-tend le film jusqu’à en devenir la clé.

Le dilemme du début, en effet, s’estompe. La jeune femme parvient à s’arracher de Nuit debout pour se consacrer à la préparation de ses examens. Sa place, à ce moment du film, elle l’a trouvée. Quand, en juin, le mouvement s’effiloche, Savannah, radieuse, porte une victoire personnelle : elle est admise à l’ENS.

Jeanne Dressen, dont on sent la proximité avec son « héroïne » (qui semble l’avoir complètement intégrée dans son quotidien, elle et sa caméra), continue à la filmer. Non directement à l’ENS mais en dehors, chez elle par exemple, où elle explique comment les choses se passent et où on apprend par ailleurs qu’elle est enceinte. Là encore, la question de savoir où est sa place se pose, mais en d’autres termes que précédemment. Sans que ce soit jamais explicite – et heureusement, sinon le film tournerait à la leçon de choses –, la donnée sociologique devient capitale. « L’ENS, pour moi, c’est l’école de Bourdieu », avait dit Savannah plus tôt. Elle ignorait alors qu’elle illustrerait malgré elle ses théories sur la domination et les transclasses (1). À ma place n’en devient alors que plus passionnant, et Savannah est d’autant plus émouvante.

(1) Selon le vocable de la philosophe Chantal Jaquet.

À ma place, Jeanne Dressen, 1 h 03.

Cinéma
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