Pour Amazon, l’État met le paquet

La multinationale enchaîne les méga-projets sur tout le territoire. Avec l’aide très zélée des pouvoirs publics locaux et nationaux.

Victor Le Boisselier  • 16 septembre 2020 abonné·es
Pour Amazon, l’État met le paquet
© Sebastian Kahnert/dpa-Zentralbild/dpa/AFP

U n entrepôt Amazon près de Rouen : et si c’était une bonne nouvelle ? » La question est posée par le député (LREM) de Seine-Maritime Damien Adam. Sur son blog, l’élu déroule ses arguments en faveur de l’implantation d’un centre logistique de 120 000 mètres carrés sur l’ancien site de l’usine Petroplus : création d’emploi dans un bassin de vie où « 26 962 personnes sont sans aucune activité », augmentation des recettes fiscales locales, attractivité du territoire… Et même une bonne nouvelle pour l’environnement grâce au raccourcissement des trajets de livraison.

Xaviéra Frisch, elle, n’est pas de cet avis. Elle n’habite pas à Rouen mais à Augny, près de Metz (Moselle), où l’ouverture d’un entrepôt logistique par la firme états-unienne est prévue pour l’année prochaine. Depuis la sortie de cette commune de 2 000 âmes, elle pointe du doigt un mastodonte de béton, une sorte de parking géant sur quatre niveaux : « Ce n’est pas ce futur-là que je veux. » Le bâtiment, sorti de terre en début d’année, mesure 24 mètres de hauteur et s’étend sur 19 hectares. Au total, 185 000 mètres carrés de surface plancher, soit dix fois la taille d’un entrepôt moyen en France. Il s’agit du « projet Delta », nom de code pour ce futur centre logistique construit sur un ancien aéroport militaire. Au bord d’une route déjà très passante, Xaviéra Frisch imagine les quelque 6 000 véhicules supplémentaires qui viendront s’ajouter au trafic quotidien. « 5 600 déplacements individuels » et « 610 déplacements de poids lourds liés à l’activité du site » pour une journée de forte activité, précise l’enquête publique.

Le géant Amazon a de l’appétit et compte bien continuer son implantation dans l’Hexagone. Il pourrait doubler son activité dans le pays d’ici quelques années, selon l’ONG Les Amis de la Terre. Les projets se suivent et se ressemblent. Un nouveau « centre de distribution » (voir lexique ci-dessous) doit bientôt ouvrir ses portes à Senlis (Oise). C’est le septième en France, qui s’ajoute à la vingtaine d’établissements en tout genre de la firme. Une agence de livraison doit être inaugurée en octobre à Annecy (Haute-Savoie), une autre en novembre près de Lens (Pas-de-Calais). Et ce n’est pas fini, puisque la multinationale a beaucoup de projets (voir carte ci-contre). Des mètres carrés de béton au profit de la surconsommation.

Ces derniers mois, l’entreprise de Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, s’est lancée à l’assaut du nord-est de la France, où elle compterait quatre projets de sites dont la surface oscille entre 76 000 et 190 000 mètres carrés. Des villes proches d’axes autoroutiers et un emplacement stratégique pour servir le Luxembourg, la Suisse et l’Allemagne, sachant que ces pays sont moins enclins à dérouler le tapis rouge, peu attirés par des emplois à faible valeur ajoutée.

Lexique

Centres de distribution. Entrepôts où sont stockés les produits. Les commandes y sont également collectées, emballées et expédiées. Selon Amazon, il existe dans le monde 175 de ces mastodontes de la logistique, sur une superficie de 14 millions de mètres carrés. Un centre de distribution suscite un flux important de véhicules. À Lyon, la construction du nouveau site entraînera la circulation de 1 000 poids lourds par jour et de 4 500 véhicules légers « en période de pointe de fonctionnement », selon l’enquête publique.

Centre de tri. Les produits y sont répartis selon la destination de la commande ou la nature du produit. Certains centres sont par exemple spécialisés dans les articles volumineux. Ils peuvent également être à l’origine d’un flux important de véhicules. À Belfort, l’enquête publique l’estime à 285 poids lourds et 1 362 véhicules légers par jour.

Agence de livraison. Le fameux « dernier kilomètre ». C’est-à-dire le maillon ultime avant la livraison au client. De plus en plus, cette tâche est prise en charge par Amazon. En témoigne le nombre important d’agences ouvertes depuis 2017.

ORY1/MRS1. Les sites sont nommés en fonction de l’aéroport le plus proche. ORY correspond à Orly, MRS à Marseille, LYS à Lyon, etc.

Marketplace. Avec cette « place de marché », Amazon devient un intermédiaire entre un vendeur tiers et le consommateur. Amazon facture alors les frais de stockage et d’expédition. Selon l’Inspection générale des finances, 98 % des vendeurs sur la marketplace frauderaient la TVA, ce qui représente 1 à 1,5 milliard d’euros en 2019.

Si certains projets ne sont confirmés ni par la firme ni par les élus locaux, c’est la méthode qui fait planer l’ombre d’Amazon. Un mode opératoire bien rodé. « L’entreprise a compris qu’il y avait une possibilité de mettre les territoires en concurrence, explique Raphaël Pradeau, porte-parole d’Attac. D’abord les États, sur le plan fiscal, puisqu’elle délocalise ses profits au Luxembourg pour ne payer que très peu d’impôts en France, mais aussi des territoires en France, comme à Fournès (Gard), où l’entreprise a négocié avec les dirigeants pour avoir le droit d’installer son centre de tri. Et lorsqu’on en débat avec le maire de Fournès, celui-ci répond : “Si ce n’est pas nous qui disons oui, ce sera un autre !”»

La promesse d’emplois est difficile à refuser pour certains élus locaux. Surtout quand les sites repérés par la multinationale attendent preneur depuis plusieurs décennies. L’offre apparaît alors comme une occasion à ne pas manquer. D’autant plus qu’Amazon vise des bassins de vie désindustrialisés, comme -Fournès, sinistré par des fermetures d’usines. À Belfort, où la multinationale devrait s’installer sur une ancienne base militaire de l’Otan, le territoire est éprouvé par le départ des militaires et le plan social chez General Electric. Dans l’agglomération amiénoise (Somme), où a été érigé le site de Boves, la cessation d’activité de Goodyear avait entraîné le licenciement de 1 143 salariés. Alain Gest, le président LR de la métropole, parle de cette fermeture comme d’un « drame social ». Et se dit ravi de l’arrivée du géant américain : 600 CDI, près de 140 000 euros d’impôts pour la métropole et plus de 400 000 pour Boves. « Ne comptez pas sur moi pour alimenter un article à charge contre Amazon ! » En comparaison, les dotations de fonctionnement de l’État pour cette commune de 3 000 habitants s’élèvent à 147 000 euros en 2020.

À Amiens, l’arrivée d’Amazon avait donné lieu à une campagne de communication massive pour attirer d’autres entreprises, mais également pour se féliciter auprès de la population. Pour ses vœux en 2017, l’agglomération avait joué le clin d’œil : « Amazing Amiens » (« incroyable Amiens »). Alain Gest confirme que tout a été fait « pour que les gens d’Amazon puissent s’installer. Ils ont apprécié notre vitesse d’exécution ». Toutes les strates de l’État se sont activées, plus de 3 millions d’euros de deniers publics ont été dépensés pour construire routes et ronds-points. « Mais ça n’a pas été fait pour Amazon, il aurait fallu aménager de toute façon ! s’empresse de justifier Alain Gest. Il n’y a eu aucune subvention donnée ! »

La technique est bien éprouvée, résume Raphaël Pradeau : « Amazon fait miroiter des emplois et des impôts locaux. En échange, ils s’installent là où les élus leur promettent des investissements qui vont leur permettre de s’implanter. » Exemple à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire), où la fermeture de l’usine Kodak à la fin des années 2000 avait laissé entre 2 000 et 3 000 employés sur le carreau. Quand l’entreprise s’est installée à proximité, à Sevrey, la majorité PS de la région Bourgogne a alors décidé de subventionner chaque emploi créé à hauteur de 3 400 euros, ajoutés aux 1 000 à 2 000 euros déboursés par l’État au nom de la prime d’aménagement du territoire. Le paquet a été mis pour éviter qu’Amazon s’installe ailleurs. À Boves, Alain Gest dit que son agglomération était en concurrence avec deux autres sites, « près de Roissy et en Allemagne ». « Mais peut-être que nous n’étions en concurrence avec personne », admet-il finalement. Idem à Belfort (1).

Dans certains cas, comme à Dambach-la-Ville (Bas-Rhin), le porteur de projet sollicite directement le préfet. Or, si les élus locaux peuvent se targuer de créer de l’emploi sur leur territoire et de récolter plus d’impôts, l’État semble en fin de compte le grand perdant de l’implantation d’Amazon. « En dézoomant et en regardant à l’échelle nationale, détaille Raphaël Pradeau, il y a plus d’emplois détruits que créés. Car, dans le commerce de proximité, la productivité est moindre » (lire entretien page 26). Les études de référence, aux États-Unis comme en France, parlent d’environ deux emplois détruits pour un emploi créé – 2,2 précisément, selon le député et ancien secrétaire d’État au numérique Mounir Mahjoubi, dans une étude publiée en 2019 (2).

Rencontrés lors de la visite d’un entrepôt, les responsables d’Amazon réfutent en bloc. « Ce rapport dénonce des chiffres sans data à l’appui, estiment-ils. Les métiers que nous créons ne font pas de concurrence au petit commerce, ils sont complémentaires. » Le service de communication, lui, souligne les « 30 000 emplois directs et indirects sur l’ensemble du territoire français, y compris dans les 10 000 PME qui s’appuient sur Amazon pour développer leur activité ».

Selon le porte-parole d’Attac, l’aspect fiscal est également problématique : « Le raisonnement sur les impôts locaux est le même que sur l’emploi : vous allez gagner des impôts localement, mais, plus vous laissez Amazon s’implanter, plus il y a une perte d’impôts pour l’État. » Pour un chiffre d’affaires déclaré de 4,5 milliards d’euros en 2018 en France, l’entreprise, experte en exil fiscal, s’est acquittée de 250 millions d’euros d’impôts.

Sans oublier l’aspect environnemental. « Le développement d’Amazon entraîne l’artificialisation des sols. Dans le Gard, des inondations mortelles se sont produites il y a peu. Or on sait très bien qu’un sol artificialisé n’absorbe pas l’eau de la même manière », complète Raphaël Pradeau. L’entreprise estime pour sa part faire des efforts sur ce point en « densifiant le stockage » grâce à ses bâtiments à niveaux. Sur l’augmentation du trafic qu’engendrent les livraisons, elle prétend qu’en « densifiant la livraison » elle évite aux clients de faire des allers-retours vers les magasins.

Pour autant, Amazon ne communique guère sur ses projets futurs. Un manque de transparence devenu coutume. Lorsqu’elle s’implante, l’entreprise cache son nom derrière celui d’un exploitant – de peur d’une ZAD ? Lorsque associations et administrés découvrent l’installation du géant américain près de chez eux, il est souvent trop tard. « Sur cet aspect, les élus locaux jouent un rôle très important en signant des clauses de confidentialité », explique Raphaël Pradeau. Dans une enquête à ce sujet en 2019, le média -Reporterre avait publié la clause de confidentialité pour le site d’Augny, signée par un élu de la métropole de Metz. Il l’avait signée seul au nom des 107 autres conseillers, « sans même l’avoir lue », peut-on lire dans l’article. Une clause qui affecte également le langage utilisé par les élus, puisque le nom d’Amazon est remplacé par « une entreprise d’e-commerce ». Quand ils ne rétorquent pas tout simplement qu’ils ne peuvent pas en parler.

Un déni de démocratie qui fragilise les opposants. Pour chaque projet, c’est régulièrement la presse locale qui avance le nom d’Amazon. Xaviéra Frisch, à Augny, a pris connaissance du projet dans les colonnes du Républicain lorrain. « Pour avoir des réponses, il a fallu aller fouiller dans les 800 pages de documents administratifs disponibles sur le site de la préfecture. C’est à en perdre son latin ! »

À Ensisheim (Haut-Rhin), il a failli être trop tard pour agir. « Quand on a découvert que c’était Amazon, l’enquête publique était déjà finie », s’étrangle Stefan Suter, militant écologiste local. C’est finalement un décret prolongeant l’enquête de neuf jours, pour cause de Covid-19, qui a permis aux opposants de s’organiser et d’envoyer leurs réserves. À Annecy, ces méthodes opaques ont d’ailleurs agité la campagne des dernières municipales. Alors qu’il avait signé le permis de construire à un porteur de projet, c’est par voie de presse que le maire sortant, Jean-Luc Rigaut (UDI), candidat battu à sa propre réélection, avait découvert qu’Amazon allait installer une agence de livraison.

(1) « Une grosse implantation annoncée sur l’Aéroparc », L’Est républicain, 1er septembre 2020.

(2) « Amazon : vers l’infini et Pôle emploi ! Une machine qui détruit 7 900 emplois en France », Mounir Mahjoubi, 21 novembre 2019, sur medium.com.

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