William Karel, l’homme cinéma

Le documentariste signe un portrait intime consacré à Isabelle Huppert. Un pas de côté pour cet immense bonhomme passé de l’usine à l’image animée après un détour par la photo.

Jean-Claude Renard  • 16 septembre 2020 abonné·es
William Karel, l’homme cinéma
William Karel, rapidement sorti de l’école, apprenti soudeur et cinéphile averti.
© Roche Production

Nom ? « Huppert. Avec un H, deux P et un T. » Prénom ? « Isabelle. » Profession ? « Comédienne. » La plus grande ambition ? « Toutes. » La messe est déjà dite. Isabelle Huppert est encore une gamine ; elle débute. Elle sait déjà où elle veut aller. « Comment devient-on acteur ou actrice ? » Elle ne se souvient pas vraiment. C’est peut-être sa mère qui en a eu l’idée. Enfant, Huppert a beaucoup été filmée par son père. Ce même père qui projette à la maison Laurel et Hardy, Chaplin. La môme Huppert est inscrite au conservatoire de Versailles. « Je ne veux pas être modeste, me contenter d’un petit morceau. » Hasard d’un talent précoce, elle tourne d’emblée avec des pointures. Claude Sautet, dans César et Rosalie, en petite sœur de Romy Schneider, accompagnée d’Yves Montand et de Sami Frey. Bertrand Blier, dans Les Valseuses, rôle de transgression et de révolte, encadrée par Gérard Depardieu, Miou-Miou et Patrick Dewaere.

Il existe pires apprentissages lorsqu’on aime se « laisser embarquer par un personnage dans de multiples directions ». Au reste, « on ne joue pas un personnage, on joue une personne. Un personnage, c’est limité, une personne, c’est plus vaste ». Entre l’équilibre et le déséquilibre. À l’écran, ça donne La -Dentellière (1977), de Claude Goretta, puis Violette Nozière (1978), de Claude Chabrol. De victime en bourreau, Isabelle Huppert a rapidement élargi sa palette. « Être actrice, c’est transformer en excellence ce qui ne l’est pas. La fragilité en force, la timidité en assurance. C’est un peu l’art de réchauffer les restes. »

Voilà quelques ingrédients qui ouvrent ce nouveau documentaire de William Karel, Isabelle Huppert, message personnel. Des ingrédients qui saisissent les grains de folie chez Huppert, sa capacité à rehausser une hallucination du réel, du côté de l’hystérie, de la malice exacerbée et de l’extravagance. William Karel multiplie les recours : aux extraits de film, aux entretiens auxquels l’actrice s’est prêtée depuis le début de sa carrière, aux images familiales.

Au fil de ce portrait, film d’archives commenté par la voix et le regard actuel d’Isabelle Huppert, on saisit combien la comédienne est une actrice totale et qui possède le sens de la formule. Un portrait qui se veut (à son insu peut-être) une histoire du cinéma, le tableau d’un métier et sa poignée de figures. Sur Jean-Luc Godard, avec qui elle tourne Sauve qui peut (la vie), qui « ne demande rien aux acteurs ; il demande le degré zéro du jeu, et le degré zéro du jeu, c’est ce qu’il y a de plus intéressant, mais ce qu’il y a de plus dur à faire ». Sur Maurice Pialat (Loulou), qui « avait cette capacité à accueillir l’imprévu ». Sur Chabrol, avec qui elle a tourné sept films. « Ce n’est pas rien, ça raconte une histoire, tellement de choses. Chabrol, c’est le dialogue idéal. »

Ce n’est pas le premier documentaire consacré à Isabelle Huppert. Il y a eu Le Regard d’Huppert dans l’émission « Cinéma, cinémas » en 1987, d’autres ont suivi. Celui-ci possède un parfum particulier. Celui de la confiance sans doute. De la complicité. Pas de hasard. William Karel a connu Isabelle Huppert il y a une -quarantaine d’années. Un autre temps, une autre vie. Mais, quand on lui demande quelques mots sur sa vie, son parcours, en discret indécrottable il vous répond : « Bonne chance ! »

Bizerte, Tunisie. Années 1940. William grandit entre une mère au foyer et un père bijoutier. Il a 6 ans quand le pater succombe à une crise cardiaque. Tombe le rideau de la boutique. Faudra bien se débrouiller, faire bouillir la marmite pour la fratrie. Deux frères, une sœur. Sans misérabilisme, dans une enfance simple. Le jeune William quitte l’école à 10 ans pour être apprenti soudeur. Sept décennies plus tard, ça reste « un drame. Je n’ai même pas été au collège, encore moins au lycée ». Une impression demeure alors : « À chaque fois, je suis obligé de repartir à zéro. Je ne connais strictement rien. J’apprends en faisant des films. » On n’y est pas encore. De soudeur, il passe tourneur fraiseur.

En 1963, la famille ouvre à nouveau la bijouterie, vite rattrapée par une loi aux relents antisémites. La boutique est « sous surveillance ». Le petit monde Karel décide alors de s’installer en France. Le jeune -William marne chez Renault, dans la branche des camions, pendant quatre ans. Avec des horaires -décalés parce qu’il entend bien se coltiner une passion, la photographie, mûrie à l’adolescence. De Bizerte, il se souvient d’une image publiée dans un journal : un bateau sombrant d’une rive à l’autre. Image saisissante et déterminante sans doute, qui traîne encore dans la caboche.

À ce moment, il embauche au bout de la nuit, ressort de l’usine à 16 heures, le corps en vrac, file à ses cours de photo à l’école Vaugirard-Louis-Lumière pour cinq heures d’apprentissage. Deux ans comme ça. Emploi du temps chargé, mais diplôme en poche. Jusqu’à faire ses premières images pour différents canards, comme Le Point, L’Express.

Mai 68 est passé. Au fil des mois, Karel s’éloigne de l’usine, tandis qu’au Nouvel Observateur une place de photographe à temps complet se libère. Une aubaine. Avec ce bémol : il lui faut son propre matériel et son labo. Une somme démesurée à débourser, même à emprunter. Un écueil qu’il va surmonter grâce à un jeu télévisé de Pierre -Tchernia, « Monsieur Cinéma ». C’est que William Karel n’est pas qu’un féru de photo, d’affiches et d’images de films, c’est aussi un cinéphile averti, nourri de longs métrages enquillés dans les salles de Bizerte. De Mankiewicz ou Bergman à Fellini (l’orphelin, rapidement sorti de l’école, apprenti soudeur, n’a pas mauvais goût). En cinq semaines, il glane la somme suffisante, l’équivalent de 15 000 euros, soit neuf mois de son salaire à l’usine, pour répondre aux exigences matérielles du Nouvel Obs. Avant d’entrer à l’agence Gamma puis chez Sygma, au cœur des années 1970. Avec une envie : photographe de plateau.

William Karel réunit ainsi deux passions de jeunesse. Et de travailler alors sur les tournages, observateur de l’œuvre en cours. Qui lui vaut donc de rencontrer Isabelle Huppert sur La Truite, de Joseph Losey (1982). « Photographe de plateau, c’est la place idéale. On est à côté de la caméra, toutes les lumières sont réglées. Même un crétin peut appuyer sur le bouton, ça marche ! Mais on peut voir exactement comment les gens travaillent. » Il était une fois en Amérique, de Sergio Leone, Brazil, de Terry Gilliam. Ettore Scola, François Truffaut, Samuel Fuller, Fellini. Les noms se suivent comme un tourbillon. Ses confrères photographes s’engagent sur un acteur, lui préfère se fixer sur un réalisateur. Comme Maurice Pialat, qu’il rencontre pour la première fois à l’occasion d’À nos amours. D’autres collaborations suivent, de Police à Sous le soleil de Satan. À un moment où Karel change d’appareil, passe de l’objectif à la caméra, sur une idée de Pialat justement, sous sa férule aussi (Pialat au travail, pour Canal Plus), sans s’épargner l’écriture puisqu’il participe au scénario de Police – une expérience qui lui servira plus tard, partie prenante de quatre scénarios de Philippe Faucon. « Pialat, je lui dois pratiquement tout ! »

Les pellicules vont s’additionner alors. Quelques-unes pour « Envoyé spécial », à une période où l’on fait encore du doc de quinze minutes, et non pas du reportage. Puis principalement pour France 3 et Arte. Aujourd’hui, William Karel dépasse la quarantaine de films. Avec une évidente cohérence. La Shoah, l’extermination des Juifs, l’antisémitisme, l’extrême droite (La Cagoule ; Histoire d’une droite extrême, notamment). Autre axe, celui des États-Unis (Les Hommes de la Maison Blanche ; Meurtres à l’Empire State Building, avec Michael Douglas, Ben Gazzara, Cyd Charisse, excusez du peu ; CIA, guerres secrètes ; Le Monde selon Bush). -William Karel s’explique : « Aux États-Unis, on ne cède pas à une sempiternelle langue de bois, au contraire de la France, où, même vingt ans après, sur un portrait, les témoins ne se livrent pas. Ils sont toujours mous pour ne se brouiller avec personne, parce qu’ils espèrent trouver un petit poste, des années après ! Aux États-Unis, ça reste toujours passionnant. »

Troisième axe de ce qu’on peut appeler maintenant une œuvre, celui du pouvoir. Avec des portraits de Giscard d’Estaing, de Mitterrand, de Sarkozy. Des portraits à charge, jubilatoires, « que je considère comme des règlements de comptes » (non sans recevoir successivement les invectives de Jack Lang, de Nadine Morano et de Christian Estrosi). Où l’on devine ce qui intéresse le réalisateur : la conquête du pouvoir et sa perte. « Ce qui se passe entre ces deux moments a moins d’intérêt. » Mais non sans regrets dans ces tournages : « Trente heures d’entretien pour même pas une heure de film. Tout disparaît avec ces maudits formats de 52 minutes. C’est désespérant. »

Il n’empêche. Il continue. Des heures de rushs en mémoire (ce qui pourrait expliquer, chez lui, cet art du montage). On vient lui proposer, il dispose. William Karel reste ouvert. Toujours ce complexe qui flotte en tête. Cornaqué à la modestie qu’il est. « William est un grand timide, rapporte Joseph Beauregard, plus jeune documentariste, connaissant parfaitement son œuvre. J’adore aller à ses avant–premières et entendre son petit discours avant le film. Quand il parle, on voit un homme qui a envie de partir en courant. Ça fait bien rigoler. » On en revient toujours à Bizerte.

« Je n’ai pas fait d’études, confie encore William Karel, je n’ai donc aucun a priori_. Des pans énormes me manquent. Quand je ne connais pas le sujet, c’est le moment que j’aime le plus, celui de la préparation, de la documentation »,_ en maniaque de l’écriture. Il est certains sujets qu’il maîtrise : en 2001, il tourne Johnny Hallyday, parfum de fans (le titre est évidemment « un clin d’œil à Dino Risi », il en convient). Premier pas de côté. Quoique. Johnny, c’est une idole depuis ses dix-sept ans. Il l’a croisé plusieurs fois et se souvient que Maurice Pialat songeait d’abord à lui pour le rôle de Van Gogh. Maintenant encore, Karel peut se targuer d’avoir chez lui tous les albums (ou presque) de Johnny.

Auparavant, le réalisateur avait déjà signé un autre pas de côté avec un portrait de Fanny Ardant, Mentir, dit-elle, qui s’inventait une carrière. Du faux et usage de faux. Qui renvoie aisément à Opération Lune, un documentaire jouant sur les thèses complotistes autour des premiers pas sur la Lune, sur les falsifications de l’histoire. Vaste rigolade et merveille de plaisanterie. « De moi, il ne restera peut-être que ce film. » Qui furieusement ressemble au réalisateur, espiègle, fantasque, inattendu.

En témoigne encore son unique fiction, Poison d’avril (2006), avec Olivier Gourmet et Anne Brochet, centrée sur la vie d’une rédaction au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle de 2002. Unique fiction dans une filmographie dense parce que « c’est épuisant ! Dans le documentaire, on est seul, au pire on est deux. Dans la fiction, il faut gérer toute une équipe, s’astreindre à des horaires ». Ça ne rigole guère alors pour qui apprécie tant les Marx Brothers, Pierre Dac, les Monty Python, Jean Yanne et Pierre Desproges. « Mais, dans le documentaire, on ne vous propose jamais un film drôle ! » C’est ballot.

C’est exactement ça, William Karel. Une cohérence, et des pas de côté. Qui déroutent, s’amusent avec le bal de la vie. Un insaisissable soudeur fraiseur qui pense en images. Impose sans poser. N’apprécie guère les fripons ni la fripouille (grouillante dans les couloirs de la télévision), leur ingérence dans une salle de montage. « C’est parfois plus humiliant que de faire le tapin au bois de Boulogne. » Et inlassable tourneur. Gourmet fin cuisinant dès qu’il lâche sa caméra. « C’est un volcan actif, confie Mosco Levi Boucault, autre cador du documentaire, de cinq ans son cadet. C’est mon beaujolais, pas une année où je ne me dise “le Karel nouveau est arrivé”. Et c’est un cinéaste dont je reconnais la patte dès que j’entre dans une salle obscure : je me dis “c’est un Karel”, comme je dirais “c’est un Francis Bacon”. » Le Francis Bacon du documentaire n’en a pas terminé. Il vient de boucler un portrait (évidemment à charge) de Donald Trump et, guère avare de souvenirs, travaille déjà sur la figure de Maurice Pialat. Tout en se marrant. Dans l’élégance suprême.

Isabelle Huppert, message personnel, dimanche 20 septembre, à 22 h 45, sur Arte. Et sur Arte.tv jusqu’au 18 novembre. Le documentaire s’inscrit dans le cadre d’un cycle cinéma consacré à Isabelle Huppert.

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