Le théâtre à feu couvert

Les professionnels s’adaptent aux nouvelles contraintes, mais les petites compagnies sont les premières victimes des réorganisations en cours.

Gilles Costaz  • 28 octobre 2020 abonné·es
Le théâtre à feu couvert
© Mathilde Delahaye

Le soir où Emmanuel Macron a annoncé l’instauration d’un couvre-feu commençant à 21 heures, beaucoup d’artistes et de responsables du spectacle vivant ont pensé qu’ils allaient tirer le rideau, arrêter de jouer. Mais, dès le lendemain matin, l’avis général était de s’adapter et donc de placer les représentations à d’autres heures.

Les calculs n’étaient pas simples à faire, surtout quand les spectacles sont longs : à quelle heure les faire débuter alors que les spectateurs sont invités à se coucher tôt ? Certains théâtres proposèrent leurs nouveaux horaires rapidement, d’autres prirent plusieurs jours pour régler des questions complexes.

D’une façon générale, tout le monde a opté pour la même solution : commencer à 18 h 30 ou 19 heures. Mais d’autres équipes n’ont pas eu la même conception du temps. Bartabas, toujours dans la singularité, a programmé son nouveau spectacle, Entretiens silencieux, à 10 h 30 ! Les chevaux seront levés à cette heure-là, c’est sûr. Mais les spectateurs ? Au théâtre de la Colline, Wajdi Mouawad, qui écrit de longues sagas, a placé sa pièce Littoral à 17 heures et les spectacles des compagnies amies un peu plus tard. La Comédie-Française a fait le même choix, avec des créneaux à 16 heures et 17 h 30, mais, un peu comme Bartabas (avec l’avantage d’être en plein Paris et d’avoir un public sans doute plus disponible), occupe l’espace du samedi matin avec son Malade imaginaire à 11 heures.

Tout semble remis en place, selon un système provisoire qui risque de durer. Ces acrobatiques changements de calendrier ne se sont pas faits sans dégâts. D’abord, on ne sait pas si le public va pouvoir se libérer aux horaires de fin de journée. Ensuite, les gros spectacles ont fréquemment eu raison des petits. Comme on ne peut plus faire se succéder deux pièces dans la soirée, on n’en propose qu’une au crépuscule. Les pièces jugées secondaires ont droit à un petit créneau en matinée, à un moment ou à un autre. Des compagnies qui devaient jouer cinq fois dans la semaine ne jouent qu’une fois, à un horaire difficile…

Globalement, le théâtre public s’est bien comporté, avec un vrai souci des artistes et du public. Hortense Archambault, qui dirige la MC93 de Bobigny (après avoir dirigé le festival d’Avignon avec Vincent Baudriller), raconte ainsi son combat passionné : « À la reprise en septembre, tout le monde a été très heureux. Rien n’avait été très grave puisque tout repartait, dans une grande énergie. Comme nous sommes fragiles, nous avons une grande capacité d’adaptation qui s’est révélée incroyable. À présent, nous sentons que nous sommes dans une fragilité continue. Chaque chose que nous faisons est une sorte de pari. Avec le couvre-feu, il a fallu changer les horaires […]_. Pour certains spectacles, il a fallu appeler tous les spectateurs_ […]_. C’est un travail colossal. Nous sommes fatigués ! La seule question qui compte, c’est : combien de temps va-t-on tenir ? Au début du confinement, on élaborait plan sur plan. Maintenant, on navigue à vue. On décide tous les quinze jours. »_

Les caisses se vident un peu, mais, pour Hortense Archambault, la mission du théâtre subventionné passe en premier : « Sur le plan financier, nous sommes moins touchés que les théâtres commerciaux. Les recettes de la billetterie interviennent de façon moindre dans notre équilibre. On a même donné beaucoup de représentations gratuites pendant l’été. On a perdu de la billetterie, du mécénat, de la location de nos lieux. Franchement, je ne sais pas où nous en sommes financièrement. L’important, c’est d’avancer. Notre société est toute bousculée. Le théâtre est l’un des endroits de la non-sujétion, où se retrouvent des gens qui se ressemblent ou ne se ressemblent pas. »

À Paris, le Théâtre de la Cité internationale présente essentiellement des spectacles de jeunes compagnies. Son directeur, Marc Le Glatin, s’accroche, lui aussi, et pense qu’il va conserver une large part de son public. Il pense même que, s’il perd des fidèles, il peut trouver un nouveau public en changeant les règles horaires : « Avec un public jeune, dont 45 % ont moins de 30 ans, on maintiendra une bonne fréquentation. On va sans doute vers un déficit. Mais, dans ce genre de situation, ce sont avant tout les équipes artistiques et techniques qui trinquent. On a payé les troupes qui ne pouvaient pas venir, ou on a pu les reporter. Les artistes nous font vivre. On doit les traiter comme ils le méritent. » Marc Le Glatin s’attache aussi à une question difficile : la venue des artistes étrangers, parfois bloqués par les mesures prises aux frontières. Une compagnie grecque pourra venir, une troupe hollandaise a dû annuler…

« La profession est dans une inquiétude énorme », ajoute -Hortense Archambault. Le théâtre privé va souffrir de ne pas avoir une politique de spectateurs associés à de grands projets annuels. Malgré le prolongement du soutien aux intermittents, beaucoup d’acteurs, metteurs en scène, danseurs, techniciens ou chargés de communication sont cruellement frappés par l’annulation de contrats ou le non-paiement de salaires dus.

Face au couvre-feu couve le feu des déceptions. Dans une certaine proportion, le public peut limiter la casse et faire naître un renouveau. Viendra-t-il nombreux à l’heure des bouchons, des transports surchargés et des enfants qui rentrent de l’école ? Ce n’est pas impossible de la part du public culturel, qui a un goût du spectacle très militant.

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