Venise : manne et malédiction du tourisme

« Venezia è unica », répètent ses responsables et ses habitants. Mais la pandémie la plonge aujourd’hui, comme Florence ou Sienne, dans une crise systémique qui montre l’impasse d’une « monoculture touristique » qui n’a fait que croître ces dernières décennies, jusqu’à détruire son écosystème et son tissu social.

Olivier Doubre  • 17 mars 2021 abonné·es
Venise : manne et malédiction du tourisme
© Andrea Pistolesi / AGF / Photononstop via AFP

Venise est étrangement déserte. Depuis plus d’un an, l’économie du centre historique, qui vit très largement du tourisme, a subi une baisse d’environ 90 % de son chiffre d’affaires. Commerçants, restaurateurs et gérants de café croulent sous les difficultés économiques. Sans soutien véritable de la part de l’État, selon la longue tradition transalpine d’un interventionnisme et d’une solidarité nationale défaillants, qui ont nourri le très ancien ressentiment de toute la péninsule à l’égard de Rome. Ce pouvoir considéré comme lointain, levant essentiellement les impôts, imposant des normes mal comprises et délivrant des services souvent lacunaires. Ces sentiments sont largement exploités par l’extrême droite, représentée par la Ligue, jadis défendant exclusivement le nord du pays, riche région.

Pourtant, si Venise est bien « unique » par ses trésors historiques, architecturaux et sa centaine d’églises, ses chefs-d’œuvre de Bellini, Tintoret, Véronèse, Palma le Jeune ou Vivarini, la pandémie vient de lui admonester une sérieuse mise en garde quant au modèle de développement fondé depuis des décennies sur le seul tourisme de masse. Le sociologue Gianfranco Bettin, aujourd’hui conseiller municipal écolo d’opposition, fut maire adjoint à l’environnement dans l’ancienne équipe de centre-gauche, de 2010 à 2014, avant d’être élu de 2015 à 2020 (quand la droite remportait la mairie centrale) au poste équivalent de maire d’arrondissement à Porto Marghera (dont il est originaire), où sont implantés d’immenses établissements industriels, notamment chimiques et pétroliers. Ses pouvoirs sont très restreints, mais il demeure l’une des principales voix critiques à Venise, ayant souvent assuré les liens entre les institutions municipales et les mouvements revendicatifs, des « centres sociaux » (ou « squats autonomes ») aux associations écologistes. Inlassable défenseur de l’écosystème unique de la lagune et d’une ville abîmée par ses 28 à 30 millions de visiteurs annuels, il dénonce cette « monoculture touristique dont la pandémie du Covid-19 a mis en lumière la dépendance exorbitante qu’elle fait peser sur la ville : c’était beaucoup trop, et aujourd’hui trop peu ! ». Mais, selon lui, ce moment difficile devrait justement permettre de réfléchir à un contrôle de l’accès au centre historique et à des moyens pour ses habitants d’y habiter et d’y travailler. Afin que le tourisme ne soit plus « cette lame à double tranchant, dangereuse et destructrice pour la ville elle-même ».

Contre les « monstres des mers »

« No Grandi Navi ! » (Non aux grands navires !). Le slogan est visible un peu partout dans Venise. Même l’adjoint au tourisme de la mairie admet qu’« aucun Vénitien ne veut plus de ces immenses bateaux de croisière passant par le bassin de Saint-Marc », tout en souhaitant qu’ils continuent à amener leurs milliers de touristes en passant un peu plus loin dans la lagune, la fragilisant irrémédiablement. Dans l’un de ses livres, le photographe Roberto Ferrucci dénonce le passage de ces paquebots « à une si courte distance des quais les plus beaux et les plus fragiles du monde ». C’est ainsi que les compagnies de ces croisières ont embauché des détectives privés pour faire pression sur lui et sur Gianfranco Bettin, jadis maire adjoint écolo, luttant contre leurs activités. Et la capitainerie du port de Venise, dépendant des autorités nationales mais aussi municipales, a récemment enjoint aux militants qui conduisaient des embarcations lors d’une manifestation sur l’eau en 2017 de payer 20 000 euros d’amendes et de frais de justice. Afin de décourager toute velléité de protester contre cette ignominie.

Jeune maire adjoint de 33 ans, en charge du tourisme, du travail, des politiques sociales et du développement économique de la municipalité dirigée par Luigi Brugnaro, maire réélu en 2020 sous l’étiquette d’une coalition très à droite (des berlusconiens de Forza Italia à la Ligue d’extrême droite et des « post-fascistes » assumés de Fratelli d’Italia), Simone Venturini n’a de cesse de dénoncer le manque de compétences et surtout de latitude de la commune vis-à-vis de Rome. Il tient à souligner la récente initiative des édiles des « cités d’art », en premier lieu Venise et Florence, qui viennent d’interpeller le gouvernement pour tenter de faire valoir « leur réalité particulière ». Même si Venise a bénéficié d’une loi « spéciale », notamment au nom de son patrimoine classé par l’Unesco, son administration communale demande à avoir plus d’autonomie pour réguler un tourisme qu’elle souhaite désormais « soutenable », après des dizaines d’années de profits exponentiels, dus à l’emballement touristique. Le maire adjoint envie son collègue parisien en charge du logement, Ian Brossat, en lutte contre Airbnb, Paris ayant limité à 120 par an le nombre de nuitées pouvant être accordées à des touristes via la plateforme numérique.

Écosystème lagunaire

De même, concernant les routes maritimes des mastodontes flottants des grandes compagnies de croisière (lire encadré), l’assesseur se plaît à rappeler que le gouvernement central est seul compétent à autoriser leur passage dans le bassin de Saint-Marc, devant le palais des Doges. « Cela fait six ans que la commune a déposé un projet pour leur interdire de passer devant Saint-Marc et Rome n’a fait aucune réponse, du fait des divisions politiques au Parlement », explique-t-il. Non sans rappeler que plus de 5 000 emplois dépendent de ces croisières. D’où la volonté de la municipalité de droite de seulement les faire passer un peu plus loin, tout en continuant de traverser la lagune et de déverser leurs milliers de touristes. Bien que toutes les études environnementales ont depuis longtemps montré que l’écosystème lagunaire est gravement endommagé par ces paquebots, au-delà même du risque de provoquer un accident funeste sur les quais millénaires de la Sérénissime.

Malgré tout, l’équipe municipale a dû réviser son discours sur le tourisme, usant et abusant du mot « soutenable » : « Le modèle d’exploitation excessive, répète à l’envi Simone Venturini, n’est pas bon pour la ville elle-même, tout comme pour l’économie ». Ralentir l’activité est devenue une nécessité « pour atteindre un tourisme moins massif mais de meilleure “qualité” ». Avec des contradictions flagrantes de la part de ces édiles défendant volontiers le néolibéralisme. En 2006, le gouvernement Prodi (centre-gauche) a « libéralisé » le commerce de proximité, supprimant les licences soumises à autorisation qui permettaient auparavant de limiter les types d’établissements par rue ou par quartier. « Cela a été une bonne chose que de libéraliser le commerce, mais il faudrait que les municipalités des “cités d’art” attirant de nombreux visiteurs puissent un tant soit peu réguler le nombre de commerces. Comme nous ne pouvons pas le faire, on a vu dans certaines rues, notamment entre la place Saint-Marc et le pont du Rialto, s’installer des vendeurs de pizzas à emporter, des restaurants ou des magasins de souvenirs ouvrir les uns à côté des autres, en bien trop grand nombre. »

« Green washing »

Or, la ville conserve dans les zones centrales certaines marges de manœuvre dont elle n’a pas usé ces dernières années. Notamment en ce qui concerne les changements de destination d’usage des immeubles. Ainsi, un ancien hospice catholique pour personnes âgées, jouissant d’une vue imprenable sur le bassin de Saint-Marc, est actuellement en travaux, en phase de devenir un énième quatre-étoiles sur ce quai magnifique où les palaces s’alignent déjà côte-à-côte. Sur le panneau obligatoire indiquant le permis de construire, on découvre « un changement de destination d’usage […]_, avec modifications de la façade, du toit et de la distribution interne des pièces »… La course folle au tourisme ne semblait donc pas être sur la voie d’un développement « soutenable », quelques mois seulement avant la pandémie, sauf peut-être dans les discours visant un certain « green washing ». En témoigne encore l’inauguration récente d’un nouveau « quadrilatère des hôtels » à Mestre.

Cet emballement ininterrompu a des conséquences directes sur la vie de la population, au-delà même des désagréments occasionnés par cette masse de visiteurs temporaires. Juste avant la pandémie, une ancienne gérante de bar, qui a donc vécu grâce au tourisme, a reçu le préavis de sa propriétaire lui intimant de quitter son appartement – sans doute pour le transformer en Airbnb. Elle le louait depuis plus de quinze ans. Avant le Covid, aucune annonce sur les sites des agences immobilières ne concernait la location de longue durée pour un·e résident·e. Depuis, quelques-unes sont apparues en ligne, à des prix relativement abordables… mais toutes pour des durées ne dépassant pas douze ou dix-huit mois. Comme si les propriétaires attendaient la fin de la pandémie pour tout recommencer comme avant !

Cette impasse du « tout-tourisme » frappe aussi ceux qui en ont joui durant des années, à l’instar des restaurateurs ou cafetiers. Deux restaurants de qualité, ne travaillant pas uniquement avec les touristes mais connus des riverains, Vittoria (ouvert en 1938) et Il Vecio Marangon (1), accusent de lourdes pertes. Ils ont été fermés plus de sept mois sur l’année écoulée, leur personnel a bénéficié de l’assurance-chômage (faible, autour de 700 euros/mois), même si les licenciements secs ont été interdits. Mais les entreprises n’ont reçu, pour toute aide de l’État, qu’une indemnité mensuelle ne dépassant pas 10 % de leur chiffre d’affaires brut moyen d’un mois de l’an passé. Et les deux restaurateurs de souligner : « Concernant les loyers, le gouvernement a simplement “demandé” aux propriétaires et aux locataires de “trouver un accord” ». Quand certains loyers dans le centre touristique peuvent atteindre, pour un modeste local, 8 000, voire 10 000 euros par mois… Il reste qu’une ville qui voit passer tant de touristes chaque année compte beaucoup trop de restaurants pour ses quelque 51 000 résidents officiels (dont certains n’y vivent pas). Chiffre qui comprend les enfants et les personnes âgés, qui évidemment ne vont pas au restaurant tous les jours, surtout en période de vaches maigres ! « Il y a beaucoup trop de trattorias pour les Vénitiens et, avec 90 % de fréquentation en moins, j’ai l’impression de vivre une période ressemblant à ce que me racontaient les anciens durant la guerre ! On pourra résister encore un peu, mais pas très longtemps »

Si la pandémie actuelle a mis en évidence l’impasse de la « monoculture du tourisme », celle-ci était dénoncée de longue date, notamment parce qu’elle a causé « l’exode » des Vénitiens, en raison de l’augmentation des loyers et des prix de l’immobilier (lire l’entretien avec Clara Zanardi). La crise que traverse la ville présente un risque de prise de contrôle d’une bonne part de l’économie par les mafias, déjà bien implantées sans doute, et qui ont le cash nécessaire pour investir en cette période où beaucoup cherchent à vendre. Mais la municipalité ne semble pas prête à vouloir tirer les leçons de la situation. Et veut croire que celle-ci ne sera qu’une pause, un arrêt provisoire de l’énorme business touristique que représente la Sérénissime. Les dommages écologiques, économiques et sociaux pour la grande majorité de ses habitants – ceux qui ne sont pas au cœur de la manne financière du tourisme – n’en seront que plus sévères.

(1) Respectivement, près de la gare (Santa Croce, 745) ; et à deux pas de l’Accademia (Dorsoduro, 1210).

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