Didier Fassin : « Avec le covid, la santé publique a gagné ses lettres de noblesse »

Didier Fassin analyse les enjeux actuels des politiques sanitaires, alors que paraît sur le sujet son cours au Collège de France, lui-même bouleversé par la pandémie.

Olivier Doubre  • 15 septembre 2021 abonné·es
Didier Fassin : « Avec le covid, la santé publique a gagné ses lettres de noblesse »
Dans les tribunes d’un match de cricket à Sydney, en Australie, le 7 janvier 2021.
© Mark Kolbe / GETTY IMAGES ASIAPAC / Getty Images via AFP

Élu à la chaire de santé publique au Collège de France fin 2019, l’anthropologue Didier Fassin, également médecin et sociologue, n’a pu dispenser son cours du fait des contraintes sanitaires induites par la pandémie de covid. Reporté de plus d’un an, son enseignement est donc intervenu dans ces circonstances d’autant plus particulières que son objet venait de « faire irruption dans le monde ». Loin de se limiter à cette pandémie qui a braqué l’attention sur la santé publique, matière de ce cours aujourd’hui publié (1), ses leçons interrogent d’abord « la généalogie et la sociologie de l’administration des populations vulnérables ». Illustrant ainsi, à travers ce qu’il a nommé des « excursions anthropologiques », les multiples enjeux venant éclairer « l’expérience pandémique ».

Vous rappelez, au début de ce cours consacré à la santé publique, que celle-ci était, avant le covid-19, pour la majeure partie de l’opinion, « une réalité abstraite, une obscure matière administrative, un domaine d’expertise plutôt rébarbatif ». Si le terme de santé publique a sans doute toujours été présent dans l’imaginaire collectif, pourquoi en était-il ainsi ?

Didier Fassin : La plupart des personnes à qui on aurait parlé de santé publique il y a quelques années n’auraient pas su la définir, sauf à parler de la bureaucratie sanitaire des ministères et des administrations, domaine plutôt rebutant, loin des passionnantes avancées de la médecine et de la biologie que les médias aiment à présenter et qui placent la biomédecine très haut dans le ciel des progrès de la connaissance.

Non seulement la santé publique est devenue familière, mais son importance pour le bien-être collectif est apparue.

Avec la pandémie, non seulement la santé publique est devenue familière, mais son importance pour le bien-être collectif est apparue. La présentation quotidienne des données par le ministre de la Santé, la discussion sur la signification des différents indicateurs servant à justifier les décisions, la pédagogie médiatique des projections, des graphiques et des taux, le flux ininterrompu de la parole des experts ont fait que chacun s’est senti un peu épidémiologiste et spécialiste de santé publique, et a compris la nécessité de la connaissance et l’urgence des pratiques dans ce domaine.

Qu’a donc changé la pandémie de covid-19, en provoquant l’« irruption » de la santé publique « dans le monde », alors qu’avec l’épidémie de VIH (ou d’autres) on aurait pu penser qu’une telle « irruption » avait déjà eu lieu ?

L’épidémie de sida avait déjà jeté certaines bases de la santé publique, mais, d’une part, elle ne touchait que certains segments de la population en fonction de risques particuliers et, d’autre part, elle impliquait une approche individualisée en termes de comportements de prévention. En outre, si les autorités jouaient un rôle indiscutable, la grande innovation avait été une certaine reprise du pouvoir et du savoir par les associations luttant pour une émancipation des malades. Avec le covid, toute la population est menacée, même si les plus âgés et les plus fragiles ont plus de risques de mourir, et l’approche est essentiellement collective, à travers le confinement, le couvre-feu, la fermeture de certains lieux, l’interdiction de certaines activités. Surtout, tout vient d’en haut, ce sont les gouvernements qui décident des mesures de prévention et organisent la prise en charge, et les sujets n’ont pas leur mot à dire. C’est un cas extrême de top-down politics, certes lié aux caractéristiques de la pandémie, mais aussi à la manière dont on a cru, en France notamment, devoir lui répondre.

Alors qu’une mobilisation contre le passe sanitaire se poursuit aujourd’hui, vous soulignez que la santé publique, devenue un « sujet central », a pris pour « forme la plus commune » celle d’une « police sanitaire, avec son appareil de prohibitions, d’obligations, de contrôles et de sanctions ». La santé publique n’a-t-elle pas aujourd’hui mauvaise presse de par son caractère coercitif ?

Peut-être, à l’inverse, la santé publique est-elle en train de gagner ses lettres de noblesse, paradoxalement par le décalage qu’on a pu constater entre, d’une part, la gravité de la situation et l’urgence d’un plan de prévention et, d’autre part, la rareté des représentants de la santé publique au plus haut niveau et la multiplication des errements en matière de mise en œuvre de mesures telles que le dépistage, l’isolement des malades, le traçage des contacts, l’utilisation des masques, la protection des métiers exposés. Il a fallu plusieurs longs mois pour que ces manquements commencent à être réparés. Dès lors, un besoin de santé publique se fait ressentir pour être en mesure de faire face aux prochaines crises. Mais c’est une autre politique qu’il faut imaginer. Le gouvernement a misé sur une double logique de police et de paternalisme sanitaires. D’un côté, il y a eu ces prohibitions en matière de libertés fondamentales et de droits civiques, avec des sanctions à la clé principalement orientées vers les milieux populaires. De l’autre, il y a eu la culpabilisation des citoyens qu’on a tenus pour responsables des mauvais chiffres de la pandémie, largement dus aux fautes des pouvoirs publics, selon le vieux principe consistant à blâmer les victimes.

Si l’on veut que la santé publique réussisseà l’avenir, il faudra la faire advenir sur des principes de démocratie sanitaire.

Si l’on veut que la santé publique réussisse à l’avenir, il faudra la faire advenir sur des principes de démocratie sanitaire, associant les citoyens, plutôt que de leur asséner des vérités trop souvent démenties ensuite et plutôt que de penser que l’interdiction et la répression sont les meilleurs instruments d’une politique.

Pourquoi parlez-vous de « rôle de catalyseur » de la pandémie ?

La pandémie de covid est à la fois un révélateur et un accélérateur de phénomènes de société, comme d’autres l’ont déjà remarqué. Par exemple, elle dévoile les inégalités sociales de santé jusqu’alors peu discutées malgré les écarts de près de treize ans d’espérance de vie à la naissance entre les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres en France, et elle les aggrave avec des excès de mortalité dus au coronavirus deux fois plus élevés dans les villes pauvres de Seine-Saint-Denis par rapport à la moyenne régionale. Mais cette double dimension de révélation et d’accélération se manifeste dans nombre de domaines, qu’il s’agisse de la défiance à l’égard des autorités publiques, du déficit de ressources du système hospitalier ou du traitement des immigrés et des prisonniers, pour ne donner que quelques illustrations que j’ai développées dans le cours.

L’exemple central de ce cours, permettant de montrer les mécanismes de « déplacement du regard sur la santé publique », est le saturnisme de l’enfant par absorption de plomb. Pourquoi cet exemple, que vous qualifiez de « paradigmatique » ?

Le saturnisme infantile sert en effet de paradigme, c’est-à-dire de modèle, pour penser la santé publique. C’est un cas méconnu, et pourtant très riche, qui me sert de fil conducteur tout au long du cours. L’intoxication au plomb des enfants est principalement due, en France, à la dégradation, dans des logements vétustes, de vieilles peintures dont les jeunes enfants respirent les poussières et ingèrent les écailles. Elle cause des troubles multiples, notamment neurologiques, laissant des séquelles et pouvant aller jusqu’à la mort. Au milieu des années 1980, on la pensait exceptionnelle, avec 10 cas rapportés en vingt-cinq ans. À la fin de la décennie 1990, on estimait le nombre d’enfants atteints à 85 500 et le saturnisme devenait une priorité de santé publique.

Comment expliquer cette différence en un temps si court ? Elle est due à deux phénomènes. D’abord, on s’est mis à faire une recherche des cas par des dosages systématiques de la plombémie dans les familles présentant une exposition à ce métal. Ensuite, on s’est rendu compte par des enquêtes statistiques que, même à des taux faibles de plombémie, la fréquence des problèmes d’apprentissage, des difficultés scolaires et des troubles comportementaux augmentait. On a donc, d’un côté, une découverte de cas existants mais méconnus et, de l’autre, une création de cas liée à une redéfinition des niveaux acceptables de plomb dans le sang, qui arithmétiquement augmente le nombre d’enfants concernés. On peut parler de la naissance d’un problème de santé publique. Il est lié à un changement de regard, de la clinique à l’épidémiologie, des symptômes aux risques, d’une maladie rare, diagnostiquée par les pédiatres à un stade avancé, à une affection fréquente reconnue par des statisticiens, des toxicologues, des travailleurs sociaux et des médecins de santé publique, avant même que n’apparaissent des signes.

L’exemple vaut pour bien d’autres problèmes de santé. Il est d’ailleurs intéressant à de multiples titres pour la réflexion sur la santé publique à laquelle il invite à travers la signification variable des chiffres, les conditions d’émergence d’une crise sanitaire ou la santé des familles immigrées venant de pays du Sud, puisque 99 % des cas graves concernent des enfants de familles africaines. Le saturnisme infantile est donc un fil rouge déroulé d’une leçon à l’autre, mais chacune d’elles intègre des enquêtes que j’ai conduites sur trois continents au cours des trois dernières décennies.

Vous montrez, avec des exemples nombreux, que « les théories du complot sont une récurrence historique lors des épidémies ». Et, comme on le voit dans l’actualité marquée par la pandémie de covid, « les interventions de santé publique qui suscitent le plus de méfiance et génèrent le plus de thèses conspirationnistes sont les vaccinations ». Pourquoi ?

Les réactions contre la vaccination sont aussi anciennes que les vaccins. Il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, c’est l’introduction d’un corps étranger dans l’organisme. Ce peut être le virus tué ou atténué, suscitant la peur de survenue d’infections. C’est désormais l’ARN messager, générant des craintes non fondées de modifications du génome. Certains imaginent même des nanoparticules secrètement injectées pour gouverner nos conduites. Ensuite, des complications peuvent se produire, qui font l’objet d’une forte publicité et dont on explique insuffisamment qu’elles existent effectivement, mais sont bien plus rares que celles de la maladie. Il arrive en outre que certaines affections, voire des décès totalement indépendants de la vaccination, soient faussement rattachés à cette dernière, comme dans le cas du vaccin contre la rubéole, accusé de provoquer des cas d’autisme en Californie, ou du vaccin contre la poliomyélite, dénoncé comme origine de l’épidémie de sida en Afrique. Enfin, une suspicion à l’égard de toute initiative de l’État existe dans certains segments de la population, notamment dans les milieux qui ont le sentiment d’avoir été trop longtemps négligés par les politiques publiques.

Les théories du complot sont un phénomène multicausal qui traverse l’ensemble des catégories sociales.

Cette multiplicité de causes suggère que, même si elle est importante, la communication ne peut suffire, surtout lorsqu’elle se montre hésitante ou contradictoire.

Au lieu de les balayer comme des inepties, l’anthropologue que vous êtes considère que ces thèses conspirationnistes révèlent « une vérité plus profonde sur la société qui les produit ». De quelle façon ?

D’une manière générale, le travail des sciences sociales ne consiste ni à dénigrer ni à moquer, mais à tenter de comprendre et faire comprendre. Le cas que j’ai le plus étudié est celui du sida en Afrique du Sud, où les théories du complot étaient développées par les plus hautes autorités de l’État et une grande partie de la majorité noire du pays. Les accusations à l’encontre de la santé publique et de la communauté scientifique essentiellement blanche trouvaient leur origine dans une histoire séculaire de l’instrumentalisation des épidémies de peste, de grippe, de syphilis et de tuberculose pour justifier la discrimination et la ségrégation raciales.

La pandémie de covid présente un cas plus complexe car, même si l’on constate qu’elles sont plus fréquentes parmi les populations noires et au sein des courants libertariens aux États-Unis, les thèses conspirationnistes traversent l’ensemble des catégories sociales. En outre, en France, leur existence traduit probablement moins une prévention contre la science en tant que telle, les sondages montrant au contraire un haut niveau de confiance, qu’une méfiance à l’égard des pouvoirs publics, et notamment d’un gouvernement souvent pris sur le fait de ne pas tenir un discours de vérité à la population et de lui faire porter la responsabilité de ses erreurs. Mais, plus largement, on connaît le discrédit qui entoure le monde politique et qui se manifeste par des niveaux inédits d’abstention aux élections. Les théories du complot sont un phénomène multicausal, mais qui, par des phénomènes de concentration bien connus, tend à progresser quand on se contente de le dénoncer.

Retardé d’un an par la pandémie de covid, votre cours sur la santé publique intervient dans ces circonstances particulières. Comment fait-on pour garder une distance et ne pas se focaliser entièrement sur cette épidémie ? Même si elle éclaire certainement beaucoup de ces réalités…

La pandémie a suscité beaucoup de commentaires plus ou moins intéressants et produit beaucoup de commentateurs plus ou moins inspirés. Même si l’événement est considérable, je n’ai pas voulu être redondant. Les enjeux de la santé publique préexistaient à la pandémie. J’ai donc tenté de poser une série de questions : sur la manière dont on construit un problème de santé publique, sur la valeur qu’on accorde aux chiffres, sur le décalage entre les conceptions des malades et des médecins, sur la signification des théories du complot et sur la dimension éthique des crises sanitaires. Je me suis également intéressé à l’histoire et à la sociologie de deux populations particulièrement vulnérables : les exilés et les prisonniers.

Chacun de ces thèmes, dominé par la question de l’inégalité des vies, que j’avais traitée dans ma leçon inaugurale, me semblait permettre de mieux appréhender non seulement la diversité des facettes de la santé publique, mais également ce qui, à travers elles, se donne à voir des sociétés contemporaines. La crise sanitaire a semblé apporter une confirmation à mon approche, tant l’analyse de chacun de ces thèmes en enrichit la compréhension. Ainsi considérée, la pandémie tend à notre monde un miroir inquiétant.

Didier Fassin Médecin et anthropologue, professeur au Collège de France.

(1) Les Mondes de la santé publique. Excursions anthropologiques. Cours au Collège de France 2020-2021, Didier Fassin, Seuil, 400 pages, 23 euros.

Idées
Temps de lecture : 13 minutes

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