À quoi bon le Moyen Âge ?

Comment défendre l’histoire médiévale à l’heure où cette discipline est attaquée pour son « inutilité » ou instrumentalisée au profit de fantasmes politiques ? En reconnaissant son potentiel d’émancipation.

Fanny Madeline  • 13 octobre 2021
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À quoi bon le Moyen Âge ?
© AFP

Alors que l’histoire médiévale a longtemps été centrale au sein du champ disciplinaire, elle est en passe de devenir une spécialité exotique, menacée par un retour plus général aux « fondamentaux », symbole de l’appauvrissement des savoirs démocratiques. Il serait trop facile de tomber dans le piège des plaidoyers d’une utilité intrinsèque de la science, alors que le statut de l’histoire médiévale comme « science » ne s’impose plus comme évidence et qu’on nous presse de montrer en quoi elle peut être « rentable ». Alors ? Qu’a ce passé si lointain à nous apprendre ?

Se poser la question, c’est d’emblée reconnaître une crise de légitimité de l’histoire médiévale, dans un contexte où les sciences humaines et sociales sont attaquées de toutes parts et où l’hégémonie du contemporain s’épuise dans le présentisme dévorant de « l’actualité ». Alors que la sphère du public régresse sous l’emprise de la marchandisation du monde, nous voilà sommé·es de répondre de notre « utilité » intellectuelle et donc sociale. Au coude à coude avec La Princesse de Clèves pour une relégation à la distraction de rentiers, au privilège de clercs, il nous faut nous justifier de notre salaire payé aux frais du contribuable, de notre profession, de notre fonction sociale.

Einaudi, un combat pour la vérité

Le 17 octobre 1961, une manifestation pacifique d’Algériens a été brutalement réprimée par la police parisienne, sous les ordres du préfet Maurice Papon : plus de deux cents personnes noyées, étranglées, abattues, onze mille personnes arrêtées. La plus terrible répression policière dans l’histoire moderne. Longtemps, pourtant, l’État français s’en est tenu à la version officielle de deux morts, censurant les versions contradictoires. Nombre de personnes ont œuvré pour lever le mensonge. Dont Jean-Luc Einaudi. Cet éducateur spécialisé s’est fait historien, a interrogé les témoins, rassemblé toutes les archives ouvertes. Fabrice Riceputi rappelle ce combat de l’histoire pour la vérité. Une réédition nécessaire à l’heure du succès affolant du racisme.

M. L. et L. D. C.

Ici on noya les Algériens. La bataille de Jean-Luc Einaudi pour la reconnaissance du massacre policier et raciste du 17 octobre 1961, Fabrice Riceputi, Le Passager clandestin, 288 pages, 18 euros.

Pour tenter de défendre sérieusement leur profession, des médiévistes (Jacques Le Goff, Jérôme Baschet, Joseph Morsel et Julien Demade) ont avancé deux types d’arguments. Le premier consiste à souligner non pas l’importance des « origines » médiévales pour saisir notre contemporain (ce qui reviendrait en réalité à justifier une utilité secondaire, voire marginale), mais au contraire à considérer que la distance temporelle et l’altérité profonde des sociétés médiévales constituent un observatoire sans équivalent pour mettre au jour des modes de fonctionnement et des transformations des structures sociales sur plusieurs siècles. Pour Morsel, il s’agit bien de faire de l’histoire du Moyen Âge un « sport de combat », en la considérant comme une véritable science sociale avec un potentiel critique. De fait, la recherche des origines du présent a-t-elle un intérêt autre qu’idéologique ? Cet écueil est une marque de fabrique puisque c’est précisément à cela qu’a servi le « Moyen Âge » depuis qu’il a été « inventé » : offrir soit un idéal fantasmé de société préindustrielle, utile aux utopies postcapitalistes, soit un repoussoir de la modernité, le symbole d’un obscurantisme caricatural contre lequel se sont construites les « Lumières ». Aujourd’hui, il est surtout le lieu de projections et de fantasmes des racines nationales : Clovis, saint Louis, Jeanne d’Arc… Notre rôle serait-il alors de contribuer à démystifier ces médiévalismes pathologiques (ils ne le sont pas tous) en opposant à ces croyances une prétendue neutralité axiologique de notre savoir ? Si l’engagement historien peut mener à déjouer ces instrumentalisations, la connaissance historique est-elle à même de lutter contre un ressort fondamentalement émotionnel ?

Sans nier la nécessité de cet engagement, qu’il prenne la forme d’une mise en « actualité » d’un Moyen Âge dépoussiéré ou de productions plus savantes mais tout aussi politiques, ce n’est pas là que l’histoire médiévale peut trouver sa justification. Ce qui fait sa spécificité, c’est la très longue durée, dont il est possible de tirer une utilité comparative pour le présent en proposant un discours alternatif. Face au TINA (« there is no alternative »), au déni de la finitude des ressources, à la croyance persistante et pourtant absurde en une croissance infinie comme norme économique, un réarmement intellectuel est nécessaire pour venir contrarier nos conceptions modernes et évolutionnistes et repenser la question de la transition et des basculements. Déjà pourrait-on commencer par se demander pourquoi l’histoire médiévale devrait être « utile » à quoi que ce soit. Sans tomber dans l’anti-utilitarisme, faire de l’histoire médiévale, c’est poser sa pierre en choisissant d’exercer une activité dont la valeur est moins arrimée à sa rentabilité marchande qu’à son potentiel d’émancipation.

Par Fanny Madeline Maîtresse de conférences à l’université Paris-I.

Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.

Temps de lecture : 4 minutes
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