Dans la bouche du chef

Avec Allons enfants de la cuisine ! Stéphane Lagorce propose un manuel éclairé et littéraire à l’usage des jeunes futurs cuistots.

Jean-Claude Renard  • 30 mars 2022 abonné·es
Dans la bouche du chef
© Ludovic Lacroze

Ça a débuté comme ça. Par un semblant de vocation. Un mouflet tiraillé. À hue, à dia. Par un grand-père arc-bouté sur un fournil, une grand-mère « polaque » à vison cuisinant de fameux kluskis, une autre titillant des poulets rôtis. La matière pour forger deux qualités : la générosité et l’aménité. Tandis que le mouflet, sorti droit d’une image de Robert Doisneau, rêveur à l’infini, chambreur, se délecte du Repas de noce de Brueghel l’Ancien, se repasse en boucle les Variations Goldberg. Le voilà plongé dans un univers. Stagiaire en cuisine, d’abord. À la ramasse dans cette « décharge professionnelle » où échoue, à « quelques exceptions notables près, tout ce que l’échec scolaire pouvait produire : cancres, inadaptés innés, mauvais à tout, gauchers des deux mains, opportunistes, branleurs et roublards en tous genres » dont il fait partie.

Nous sommes dans les années 1970. Point de départ pour croiser une cosmogonie bigarrée, un stakhanoviste de la béchamel bouffi de désespoir, un grand maure de la plonge, des ivrognes et des freluquets, des fiers-à-bras et des humiliés. Faut bien que le métier rentre. Le métier fait rêver ? Ah bon ! Encore faut-il se farder des anguilles vivantes à peler sous les injures et les insultes, être traité de « salaud », de « tarlouze », être accusé de faire « un travail merdique » (au motif que les peaux d’anguille ne sont pas assez pelées). Et « y en a marre de ces stagiaires qui ne servent à rien » et qui, de toute façon, « ne sont tous que des pédés ! »

Essai sans cliché, sans image, cet Allons enfants de la cuisine ! de Stéphane Lagorce ambitionne d’être un guide culinaire pour tous les embrigadés, les bientôt cuistots, les apprentis. Gavé de figures (le domaine s’y prête), de portraits hauts en couleur, de réalités surtout. On est ici loin des paillettes de la téléréalité culinaire actuelle. Ça trime, ça marne, surchauffe sans caméra. En témoigne ce détail essentiel pour tout casseroleur débutant, « expert en produits javellisants, moussants, décapants, récurants », formidable as des « tensio-actifs, des éponges, des tampons à récurer », avant de réciter « la séquence de nettoyage du piano : “eau froide, eau vinaigrée, frottage, eau savonneuse, rinçage, polissage, rinçage, essuyage” ». Une chienlit. Qui n’enlève rien à ce métier de bagnards. De passionnés. Tous forcenés.

C’est là l’intérêt de cet ouvrage qui livre aussi un parcours. Celui d’un auteur cuisinier, passé aux fourneaux aux États-Unis, puis au Maxim’s de Pékin, avant de piquer vers l’agroalimentaire. Pour mieux tacler de l’intérieur, savoir ce qui s’y passe, contrôler, apporter son expérience. Avant de proposer ici un manuel éclairé à l’attention des plus jeunes. Hardi petits. Pour y arriver, faut vraiment en vouloir. Même si tout reste affaire de vocation.

Allons enfants de la cuisine ! Stéphane Lagorce, Homo Habilis, 112 pages, 16 euros.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes