La certitude des ignorants
Après Samuel Paty, il y a trois ans, un autre professeur, Dominique Bernard, a été assassiné à Arras. Sans honte ni gêne, les accusateurs se pressent déjà sur les plateaux TV pour accuser la gauche et le monde associatif.
dans l’hebdo N° 1780 Acheter ce numéro
Depuis samedi, je vois défiler les images de mes enseignants. Je les ai tous en mémoire. De ma première année de maternelle jusqu’à la terminale. Je me souviens de tout. De leurs visages. De leur voix. De leurs colères. De leurs rires. De leurs injustices parfois – ressenties ou bien réelles. J’ai aimé les détester, souvent. Mais j’ai conscience aujourd’hui de leur devoir une grande partie de ce que je suis. De ce que nous sommes, collectivement. L’école publique, les professeurs et plus généralement l’ensemble de la communauté éducative, à qui l’on demande – souvent – trop, sont notre bien commun le plus précieux. « À Arras, une nouvelle fois, c’est l’école que les terroristes ont voulu attaquer », a lancé la Première ministre, Élisabeth Borne. C’est juste. Notre école publique et sa vocation émancipatrice sont dans le viseur des terroristes. De même que notre culture, nos terrasses et nos arts étaient la cible des terroristes du 13 Novembre.
À celui de Samuel Paty, décapité il y a trois ans pour avoir montré des caricatures de Mahomet à ses élèves, s’ajoute désormais le visage de Dominique Bernard. Cet enseignant de français « était ce genre de professeur qui marque les élèves », selon l’un de ses collègues qui s’est confié à L’Humanité. C’est peu dire qu’après son assassinat il marquera à son tour un pays tout entier. Comment qualifier ce qu’il s’est passé le 13 octobre, à Arras ? C’est inqualifiable. Inimaginable. Barbare. L’émotion est nationale. Et tout le monde s’interroge. Comment est-ce possible ? Comment cet ancien élève de la cité scolaire Gambetta-Carnot d’Arras a-t-il pu en arriver là ? Quelle est notre part de responsabilité ?
Parmi les accusateurs, nombreux sont ceux à avoir déjà dirigé le pays. Ils ont même gouverné en vendant des armes à des États qui financent le terrorisme.
Derrière le doute, il y a toujours la certitude des ignorants. Ceux qui ne veulent pas comprendre mais qui savent déjà mieux que tout le monde. Ceux-là courent les plateaux de télévision, sans honte ni gêne, le doigt accusateur. Sur le banc des accusés, la gauche et le monde associatif, responsables d’avoir défendu la famille de Mohammed Mogouchkov, l’assaillant d’Arras, lorsqu’en 2014 elle était menacée d’expulsion. La gauche, toujours, d’être « complaisante » avec l’islamisme. Parmi les accusateurs, nombreux sont ceux à avoir déjà dirigé le pays. Ils ont été en responsabilité. Ils ont échoué. Ils ont même gouverné en vendant des armes à des États qui financent le terrorisme. Mais ils continuent à donner des leçons. À désigner les coupables. Et ils ne sont pas seuls.
Dans les journaux, à la radio et à la télévision. Ils occupent le terrain. Les fidèles du Printemps républicain en force. Ils se relaient, entonnent le même discours stigmatisant, excluant – guerrier aussi –, en désignant à leur tour les coupables pour clore le débat, sans contradicteur. Ils seraient les seuls « combattants » d’une République laïque, une et indivisible. Ils oublient qu’on ne peut pas clore un débat qui n’a pas eu lieu. Et comme l’avait écrit l’historienne Laurence De Cock dans AOC, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty : « Au concert de nos certitudes pontifiantes, il serait sans doute utile de faire entendre quelques paroles d’humilité. Car, sur cet événement, que pouvons-nous pour le moment poser comme diagnostic plus juste que nos questions et nos fragilités ? » Posons-nous sérieusement la question.
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