Qui veut la peau du bio ?

L’agriculture bio s’enfonce dans une crise, malgré les arguments environnementaux et de santé qu’elle peut mettre sur la table. Cette crise est marquée par un repli de la demande, mais aussi un grand lâchage de la part des pouvoirs publics.

Mathilde Doiezie  • 30 octobre 2024 abonné·es
Qui veut la peau du bio ?
© CHARLY TRIBALLEAU / AFP

C’était en 2017, l’année de l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée. Stéphane Travert, alors ministre de l’Agriculture, était en visite au salon Tech & Bio, le plus gros salon consacré à l’agriculture biologique de France, dans la Drôme. Un lieu et un moment qu’il avait trouvé opportun pour lâcher une petite bombe pour le secteur : l’État allait suspendre ses aides au maintien, une part des soutiens financiers versés aux fermes déjà engagées dans un parcours d’agriculture biologique, afin de consolider leur modèle économique dans le temps. « Nous allons, dès 2018, recentrer les budgets disponibles sur le financement des nouveaux contrats d’aide à la conversion », avait-il justifié.

ZOOM : Qu’est-ce qui ne tourne pas rond ?

Depuis Lorient, le 20 octobre, les associations Bioconsom’acteurs, Générations futures et une dizaine d’autres organisations ont lancé un « appel » aux pouvoirs publics afin qu’ils soutiennent massivement l’agriculture biologique. Car celle-ci est coincée dans une crise qui commence à s’éterniser. Alors que le secteur avait connu des taux de croissance à deux chiffres sur la plupart des indicateurs au cours des quinze dernières années, il s’enlise. L’année 2023 est venue confirmer la dégringolade.

« Nous avons perdu 54 000 hectares en un an, [la surface agricole en bio] est passée de 10,50 % à 10,36 % de la surface agricole totale », a déclaré en juin Laure Verdeau, directrice de l’Agence Bio, la structure publique chargée de la promotion et de la structuration de l’agriculture biologique en France. Le nombre de nouveaux producteurs baisse chaque année depuis désormais trois ans. La consommation est en berne depuis 2021, passé l’effervescence du Covid-19 et du « monde d’après », alors que l’inflation a été moindre sur les produits bio.

Les bienfaits de ce mode de production sur la protection de l’environnement et la santé humaine sont pourtant sans cesse prouvés par des études scientifiques, comme l’a encore rappelé en juin l’Institut technique de l’agriculture et de l’alimentation biologiques (Itab), dans sa synthèse des recherches sur les externalités du secteur. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans notre système pour que l’agriculture bio soit encore une production de niche, alors qu’elle semble pouvoir guérir plusieurs maux à la fois ? Peut-être que certains n’ont pas trop intérêt à ce que ça se sache…

Depuis quelques années, l’agriculture bio suscitait un nouvel intérêt chez les agriculteurs et les consommateurs, soucieux d’avoir accès à un mode de production moins nocif pour l’environnement et la santé. Sa part était passée de 3 % en 2010 à 6,5 % en 2017. Les enveloppes budgétaires qui lui étaient destinées s’étaient retrouvées victimes de leur succès.

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Stéphane Travert avait alors suivi une position portée par le syndicat agricole majoritaire, la FNSEA. « Pour l’aide au maintien, nous pensons que c’est au marché de prendre le relais », avait déclaré peu de temps auparavant au Monde son secrétaire général, Jérôme Despey.

Les feux sont au rouge

Après cette annonce, le développement de l’agriculture bio a continué un peu avant de ralentir, et de voir sa production décrocher depuis l’an dernier. Certaines régions avaient compensé le désengagement de l’État sur l’aide au maintien, mais n’ont plus réussi à suivre à partir de 2021. La France avait pourtant inscrit dans le code rural, en 2018, l’objectif d’atteindre 15 % de surfaces agricoles cultivées en bio en 2022. Or, aujourd’hui, nous atteignons péniblement 10,4 %. Quasiment le même niveau que trois ans plus tôt.

Sans signal fort du gouvernement (…), l’agriculture bio va redevenir un marché de niche.

P. Camburet

Et « nous ne sommes peut-être qu’au milieu du gué », avance Philippe Camburet, président de la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab), un organisme professionnel des agriculteurs du secteur. « Pour moi, les feux sont au rouge, alerte-t-il. Sans signal fort du gouvernement pour avoir de vraies alternatives pour demain, l’agriculture bio va redevenir un marché de niche et on n’aura pas augmenté l’accessibilité à des produits de qualité pour tous, comme on le souhaite depuis toujours dans notre projet de développement. »

La bio abandonnée au marché

Qu’est-ce qui enlise à ce point le secteur ? Ce n’est pas le manque d’aides que nos interlocuteurs citent forcément en premier, mais la demande. En 2021, pour la première fois, la consommation des produits bio a en effet connu une baisse. La députée Renaissance Sandrine Le Feur, également agricultrice bio dans le Finistère, a dû fermer son magasin de vente à la ferme en 2022, parce qu’elle et son compagnon n’avaient « plus de clients ».

C’est le piège de l’économie de marché dans lequel veulent nous enfermer le gouvernement et la FNSEA.

B. Biteau

C’est « d’abord le manque de temps pour cuisiner, l’inflation et le manque de structuration de la filière d’un point de vue marketing et communication » qui ont conduit à cette baisse de la demande et donc à la crise de l’agriculture bio, analyse-t-elle. Le repli du développement de la bio est-il alors inéluctable, parce que la demande est moribonde ?

« C’est le piège de l’économie de marché dans lequel veulent nous enfermer le gouvernement et la FNSEA », répond le député écologiste Benoît Biteau, également éleveur bio en Charente-Maritime. Philippe Camburet complète : « La France a fait le choix délibéré d’abandonner la bio au marché. Ce n’est pas le cas de tous les pays européens. Or, cela crée toujours de l’incertitude. 2017 a fixé le ton de l’ambiance agricole pour les sept années qui ont suivi. »

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Laurence Marandola, agricultrice, abonde dans leur sens : « Bien sûr il y a une contraction forte de la demande. Mais l’autre dimension de la crise du bio, ce sont des politiques publiques de soutien qui ne sont pas à la hauteur. » Là, l’État et les collectivités territoriales en prennent pour leur grade. Celle qui est aussi porte-parole de la Confédération paysanne leur reproche de ne pas avoir cherché à encadrer les marges de la grande distribution sur le bio. En 2019, l’association de consommateurs UFC-Que choisir avait estimé que les grandes surfaces pratiquaient en moyenne une marge brute 75 % plus élevée sur les produits bio que sur les produits conventionnels.

Mais, pour Sandrine Le Feur, «les marges sur les produits bio ont toujours été supérieures et ça n’avait pas freiné la consommation du bio avant la crise ». Elle concède que « les grandes surfaces auraient pu faire des choix politiques en diminuant leurs marges pour ne pas augmenter les produits bio », mais, selon elle, ce n’était pas à l’État d’intervenir. « On ne peut pas faire une réglementation différenciée entre les produits conventionnels et les produits bio. » La députée estime qu’on s’affranchirait du droit commercial. « On n’est pas en Russie, on n’est pas un État administré », s’alarme-t-elle.

Je ne pense pas que ce soit le rôle de l’État d’imposer un changement de régime alimentaire.

S. Le Feur

Faire concrètement appliquer la loi ÉGalim aurait aussi pu soutenir la demande et donc la production agricole. Depuis 2022, celle-ci impose à la restauration collective publique la présence d’au moins 20 % de bio dans ses menus. Or, seules 37 % des communes respectent ce critère, selon une évaluation menée par l’Association des maires de France, publiée en juin. Aucun pouvoir de sanction n’a été prévu par le législateur.

Sandrine Le Feur, qui faisait partie de la majorité parlementaire au moment de ce vote, assume ce choix. « C’était une volonté politique d’impulser plutôt une dynamique. Même si ça prend dix ans, ce qui compte pour moi, c’est qu’on y arrive. Je ne pense pas que ce soit le rôle de l’État d’imposer un changement de régime alimentaire. Ça me paraît trop totalitaire. »

La concurrence de labels moins exigeants

Afficher des discours plus favorables à la bio aurait aussi pu réduire la baisse de la demande. « Il faudrait être beaucoup plus clair sur la présentation des produits bio, redire qu’il n’y a pas d’OGM, pas de pesticides », décrit Laurence Marandola. Mais lors d’échanges avec des représentants de l’État au sujet de campagnes de publicité, elle se rappelle qu’on lui avait répondu : « On ne peut pas dire ça, cela signifierait en creux qu’il y en a dans les produits conventionnels. » Ce qui est possible.

Benoît Biteau en veut aussi au gouvernement d’avoir mis davantage en avant le label HVE, pour « haute valeur environnementale ». Ou « haute valeur d’enfumage, traduit-il, emporté. Beaucoup des aides financières destinées à la bio pour ses pratiques environnementales sont maintenant siphonnées par cet ersatz de label ». La Cour des comptes soulignait aussi, dans un rapport en 2022, l’ombre portée sur la bio par ce label moins exigeant sur le plan environnemental.

Si on appliquait vraiment le principe pollueur-payeur (…) les produits bio apparaîtraient comme les seuls accessibles à tous.

B. Biteau

L’agriculture bio se retrouve « victime d’une concurrence déloyale », considère le député de Charente-Maritime. « Ceux qui dévastent la biodiversité, tuent la fertilité des sols et bombardent la santé de nos concitoyens » ne contribuent pas assez « à réparer les dégâts qu’ils occasionnent », affirme-t-il. « Si on appliquait vraiment le principe pollueur-payeur ou qu’on arrêtait de subventionner ce type de pratiques agricoles, ce sont les produits issus de l’agriculture conventionnelle qui deviendraient inaccessibles en termes de coût. Et les produits bio apparaîtraient comme les seuls accessibles à tous. »

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Qu’est-ce qui manque pour sauter le pas ? « Une politique transversale pour un projet de société visant à améliorer notre santé par notre alimentation et celle des écosystèmes. On pourrait économiser de l’argent d’un côté et surtout arrêter d’en dépenser de l’autre pour des pratiques qui empoisonnent notre environnement », conclut Philippe Camburet. Dans un contexte d’examen d’un projet de loi de finances réclamant 60 milliards d’euros d’économie, l’argument pourrait convaincre. Mais il faut croire que prêter attention dans un même geste à l’intérêt général pour l’environnement et la santé dépasse les intérêts particuliers du pouvoir en place.

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