Gaza, lettre d’une plage assiégée

Il y a des lieux qui portent le poids de souvenirs heureux et douloureux. La bande de sable qui s’étire le long de l’enclave palestinienne en est un. Lire les mots que nous adresse la plage de Gaza, c’est percevoir la souffrance et la joie qui s’élèvent des fissures d’une prison à ciel ouvert.

Céline Martelet  • 27 août 2025 abonné·es
Gaza, lettre d’une plage assiégée
Des tentes pour les Palestiniens déplacés ont été installées le long de la plage, le 19 juillet. Mais depuis le 12 juillet la baignade est interdite.
© Omar AL-QATTAA / AFP

Si elle pouvait nous écrire, les premiers mots de la plage de Gaza seraient sans nul doute pour les familles des déplacés. Chaque fin d’après-midi, elle les attend au coucher du soleil quand les températures baissent un peu au cœur d’un été caniculaire. Son sable fin, tendrement doux, encore chaud, guette l’arrivée des enfants, impatient de retrouver leurs pas, leurs cris, leurs rires. Nour adore la retrouver dès que possible. Il a 13 ans.

La guerre lui a arraché son enfance et chaque jour le siège infligé par Israël l’affame un peu plus. Depuis presque deux ans, Nour est contraint de changer sans cesse de lieu de vie pour fuir les offensives terrestres. Autour de lui, il ne reconnaît plus les bâtiments, les rues, mais la plage, elle, est toujours là. Fidèle amie réconfortante au cœur d’un génocide.

Le bruit des vagues me donne l’impression que je suis libre. La mer me donne un peu de douceur.

Malak

« C’est très important pour nous d’aller à la mer parce que c’est le dernier endroit où l’on peut encore courir, ramasser des coquillages ou se jeter dans l’eau », écrit Malak, la mère de Nour, dans un message WhatsApp. Elle poursuit : « Le bruit des vagues me donne l’impression que je suis libre. La mer me donne un peu de douceur. Elle reste pour moi le plus bel endroit au monde, même dans la guerre. »

Selon l’ONU, 85 % des bâtiments ont été détruits dans l’enclave palestinienne. La population se concentre désormais majoritairement sur 13 % de ce minuscule territoire. La plage est la seule capable de rappeler à Nour qu’il existe un horizon sans murs éventrés, sans décombres, sans bombes…

Quelques instants de vie pour lui faire oublier qu’il est plongé au milieu du pire. La plage possède un sens de l’hospitalité infini. Elle reçoit sans juger, sans trahison, avec bienveillance. Ses vagues bercent ses convives dans une lumière orangée enveloppant les corps et les âmes meurtris. Son coucher de soleil donne l’illusion d’une douceur de vivre.

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Nour s’amuse dans l’eau, il saute en riant. Anas, son père, le regarde. La plage n’arrivera pas à le faire sourire. Elle peut déployer tous ses atouts, rien n’y fait. L’homme reste figé au bord de la mer. Il est médecin anesthésiste à l’hôpital Al-Shifa, où, depuis près de deux ans, il fait face, impuissant, à la souffrance des blessés, des enfants tremblants de peur et de leurs parents asphyxiés par l’angoisse de les voir mourir, de devoir leur survivre. « Il n’est pire douleur que le souvenir du bonheur au temps de l’infortune. » Si elle avait une voix, la plage pourrait lui souffler délicatement à l’oreille ces vers de Dante Alighieri.

Dans sa lettre, la plage de Gaza mettrait toute son énergie à nous faire ressentir ce qu’elle endure avec la population gazaouie : l’humiliation, l’occupation, la déshumanisation d’un peuple entier. Et ce même si elle sait que les mots sont devenus trop faibles pour décrire l’indicible. Alors, elle aurait à cœur de prendre pour exemple l’une des dernières décisions de l’armée israélienne : interdire l’accès à la mer à toute la population gazaouie.

Depuis le 12 juillet, la baignade et la pêche sont interdites. Comme s’il fallait aussi priver les Gazaouis de leur dernière illusion de liberté.

Depuis le 12 juillet, la baignade et la pêche sont interdites. Comme s’il fallait aussi priver les Gazaouis de leur dernière illusion de liberté. Même aller chercher de quoi se laver, rincer la vaisselle ou juste se rafraîchir devient dangereux. « La mer est devenue un autre front, détaille encore Malak, la mère de famille. On a très peur d’y aller désormais à cause de cette interdiction. Il y a quelques jours, j’ai vu un petit bateau de pêche se faire tirer dessus depuis un bateau militaire israélien. Un homme qui était à bord est mort»

Une partie de foot interrompue

La plage aurait sûrement besoin de beaucoup de temps pour nous écrire ses traumatismes. Des blessures invisibles qui la rongent parce que le sang a trop souvent coloré son sable. Comme partout dans la bande de Gaza, elle le sait : elle n’est pas un lieu sûr. Dans cette dernière guerre sans fin, à plusieurs reprises, l’armée israélienne a ciblé des tentes dressées près de la mer. Dans sa lettre, elle noterait en gras le prénom et le nom de quatre enfants tués sous ses yeux le 16 juillet 2014. Ils s’appelaient Mohammad, Ahed, Zakariya et Ismail Bakr. Ils avaient entre 9 et 11 ans.

Plus de dix ans après, la plage n’a pas oublié leurs cris. De joie d’abord parce que, ce jour-là, ils jouaient au football près de l’unique port de l’enclave. Ils revenaient là pour la première fois depuis le déclenchement d’une nouvelle offensive israélienne. À 15 h 20, un premier missile tue l’un des cousins. Les autres fuient vers la route mais un deuxième tir vient les faucher.

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Les cris de joie s’éteignent en quelques secondes. Les enfants qui respirent encore hurlent de douleur, leur sang rougit le sable. L’odeur de l’explosif, de brûlé et de la mort se répand et couvre celle de l’iode. Trois enfants rendent leur dernier souffle dans les bras de Palestiniens venus leur porter secours. Quatre autres ont survécu, mais ils sont restés hantés par cette journée.

Une souffrance si puissante qu’elle a doucement – presque avec sadisme – dévoré Montasser. Pendant des années, le petit garçon devenu adolescent puis jeune majeur est allé en pleine nuit sur le sable de Gaza pour terminer sa partie de football avec Mohammad, Ahed, Zakariya et Ismaël. Les visages de ces quatre garçons, leurs petits corps alignés, la peine incommensurable de leurs familles, ont fait le tour du monde. En 2014, l’armée israélienne reconnaît « une erreur », les enfants auraient été confondus avec des combattants armés. Un an plus tard, mi-2015, un juge militaire de Tel-Aviv classe l’enquête. Aucun militaire n’est condamné.

Un précieux souvenir

Pour rester debout au milieu de tous ces drames, la plage a la chance de pouvoir compter une grande famille où chaque habitant de la bande de Gaza a sa place. Elle partage également avec eux des moments de joie depuis toujours. « Je me souviens qu’on allait faire des pique-niques chaque vendredi au bord de la mer. J’y allais aussi après l’école avec mes amies lorsqu’il faisait beau », confie Mariam. L’adolescente a 13 ans. Elle est arrivée en France en avril dernier. De sa chambre, elle voyait la plage. Cette vue, elle l’a photographiée avant de quitter pour toujours sa maison. Elle garde précieusement ce cliché dans son téléphone portable.

Même si nous vivions déjà sous blocus, la plage était le seul endroit où on pouvait se détendre, prendre un peu du bon temps.

Mariam

« Ce panorama était magnifique avant, mais maintenant c’est comme si quelqu’un avait éteint la lumière. » Au loin se dessine la mer mais tout autour les immeubles ont été soufflés par des frappes aériennes, ils sont comme figés à jamais dans le désespoir.   La plage d’avant me manque tellement. Elle est dans mon cœur », glisse la jeune Palestinienne en posant sa main sur sa poitrine. « Même si nous vivions déjà sous blocus, elle était le seul endroit où on pouvait se détendre, prendre un peu du bon temps. Et tout le monde s’y retrouvait : les plus riches comme les plus pauvres ! », se souvient Mohamed, un père de famille encore dans l’enclave.

De nombreuses histoires d’amour se sont écrites sur le sable de la bande de Gaza. Elles y sont nées discrètement dans une société très conservatrice où l’amour au sens romantique n’a pas sa place. Alors les vagues ont couvert – et couvrent encore – les mots doux. Les premiers « je t’aime ».

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À la toute fin de sa lettre, la plage nous parlerait d’impuissance. La sienne à protéger ses enfants. Chaque jour depuis presque deux ans, elle s’épuise et voit glisser sa force, sa capacité à leur apporter au moins un peu de réconfort. La détresse des Gazaouis est gigantesque, l’espoir n’est plus qu’un mot vidé de son sens. Dans son sable, des fosses communes ont été creusées au nord de l’enclave parce qu’il n’y a plus de place dans les cimetières.

Les corps, enfermés dans des sacs mortuaires bleus, ont été alignés au fond d’un trou. Une tractopelle les a recouverts en quelques minutes. Il faudra venir les récupérer un jour… peut-être. Des charniers ont également été découverts non loin de la plage. Des soldats israéliens y ont jeté des cadavres sans les identifier. Tout cela a été documenté par des journalistes palestiniens. Leurs images ont été diffusées dans certains médias ou sur les réseaux sociaux mais rien n’a changé. Un génocide est toujours en cours au bord de la Méditerranée.

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Publié dans le dossier
Palestine, terre sans horizon
Temps de lecture : 8 minutes