Ne pas voter : un geste politique ?

Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, chercheurs en sociologie politique, interrogent les mécanismes de l’abstention dans une cité de Saint-Denis.

Rémy Artignan  • 1 mars 2007 abonné·es

L’abstention n’est pas un phénomène nouveau. Mais tout porte à croire qu’il a profondément évolué ces dernières années, notamment lors des scrutins du 21 avril 2002 (28,4 % d’abstention, pour un premier tour de présidentielle) ou des élections européennes de 2004 (57,2 %). Cette évolution, Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, chercheurs en science et sociologie politiques, ont voulu la cerner, en délimiter les contours et les fondements. Partant du constat que la progression de l’abstention se situe majoritairement dans les couches populaires, ils ont choisi de décrypter les comportements électoraux des habitants d’une cité de Saint-Denis, Les Cosmonautes.

Pourquoi celle-ci ? Pour sa taille raisonnable (1 400 habitants) et son abstention record (44 % au référendum de 2005, contre 30 % de moyenne nationale). Mais aussi en raison des bons résultats du Front national, alors que les quartiers ouvriers de Seine-Saint-Denis sont traditionnellement communistes. Quatre années d’enquêtes ont abouti à un ouvrage qui, à n’en pas douter, fera date dans l’étude de ce phénomène, souvent considéré comme une des limites les plus manifestes du système démocratique.

Plusieurs éléments ressortent du « constat de démobilisation » que dresse le premier chapitre. Le taux de non-inscription, rarement pris en compte, aggrave de beaucoup les chiffres officiels de l’abstention. Les électeurs en situation de « malinscription » , c’est-à-dire inscrits dans un autre bureau que celui de leur domicile, sont les plus enclins à l’abstention. Ne pas voter dépendrait donc directement de « l’investissement en temps et en procédures bureaucratiques » nécessaire pour aller voter. Autre constatation : ces « malinscrits » sont les électeurs les plus sensibles à l’intensité des campagnes électorales (enjeu politique et traitement médiatique).

En s’attachant à démontrer les prédispositions politiques des électeurs, les auteurs mettent en avant la notion de « politisation » , entendue comme « l’intérêt que les individus accordent à la politique, celui-ci dépendant largement du niveau de compétence dans ce domaine » . Divers facteurs psychologiques et sociologiques tels que l’ « ethnicisation des identités » , le « relâchement de l’identification partisane » et le « déficit de représentation des « minorités visibles » » contribuent aussi à expliquer, d’une part, l’abstention de certains Français issus de l’immigration, et, d’autre part, le vote frontiste de certains « Français-Français » , comme on les appelle dans les quartiers. Le point le plus intéressant et novateur de la démonstration est sans doute dans cette prise en compte du sentiment d’exclusion ethnique et sociale comme source de l’abstention. « Le rapport que les individus entretiennent aux normes socialement dominantes en général et à la norme civique en particulier » est déterminant dans le choix de voter de la part d’électeurs qui disent pourtant ne rien attendre d’un changement de dirigeant. Mais ce facteur n’empêche pas la « désacralisation du politique » de la part d’individus qui se sentent, personnellement et surtout collectivement, délaissés par la société que représentent ces institutions électorales (manque de représentativité, racisme, inégalité de traitement…).

Le processus ne s’arrête pas là. Les auteurs attestent d’une « tentation de retournement des normes » de la part d’une génération (les 18-35 ans) qui s’est construite dans l’opposition à ces mêmes institutions (policières, judiciaires, administratives…). Voter, ce n’est pas seulement « la tehon » (la honte), c’est une forme de soumission, une domestication du citoyen.

Résumer l’essentiel d’une étude aussi riche est impossible. Saluons tout de même le souci constant qu’ont les auteurs de préciser à chaque nouvelle affirmation la méthode d’enquête qu’ils ont utilisée, et ce dans un style très abordable. Un reproche néanmoins. Que les gens interrogés soient décrits et cités sans aucune préoccupation de leur anonymat… comme si les auteurs décrivaient un pays lointain. Sans doute est-ce là l’une des conséquences de la nécessaire démarche d’objectivation du sujet humain par la sociologie. Qu’on se rassure, ce sentiment désagréable s’efface très vite devant la qualité des propos rapportés. Nombre d’électeurs, pourtant déclarés « non politisés », portent des jugements d’une richesse rare sur la politique. Est-ce parce que, pour eux, « la politique et l’intime se confondent » ?

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