Claude Lefort : « Marx n’a jamais cessé de me passionner »

Dans « le Temps présent », le philosophe Claude Lefort a rassemblé soixante ans d’interventions, d’articles et d’entretiens qui ont jalonné son itinéraire intellectuel et politique.

Olivier Doubre  • 19 avril 2007 abonné·es

Pouvez-vous tout d’abord nous rappeler vos premiers engagements, du trotskisme à la création de Socialisme ou Barbarie ?

Claude Lefort : J’ai fait la connaissance, vers 1943-1944, de militants trotskistes. Or, un peu plus tôt, j’avais eu comme professeur de philosophie Maurice Merleau-Ponty, qui, en fin d’année, m’interrogeant sur mes opinions, avait conclu que ce que je lui disais ressemblait fort au trotskisme… Mais je ne connaissais pas du tout Trotski ! Par hasard, j’ai rencontré en khâgne à Henri-IV un militant trotskiste dans la clandestinité, et même dans la « superclandestinité » puisqu’il devait aussi se cacher des communistes. On n’imagine plus aujourd’hui la violence et la brutalité alors du PCF vis-à-vis des trotskistes. Au cours de l’année 1944, comme j’avais de la voix et de la conviction, j’ai réussi à entraîner plusieurs dizaines d’étudiants dans le trotskisme. C’est là que j’ai rencontré Cornelius Castoriadis [^2], arrivant de Grèce, qui avait déjà une théorie élaborée du « capitalisme d’État » en Russie. Pour ma part, je n’y fus pas très sensible, car je commençais à voir l’URSS comme un régime bureaucratique. Ce qui est remarquable, c’est que je suis entré dans le petit parti trotskiste français encore clandestin en m’y trouvant d’emblée en opposition. Je critiquais notamment, avec Castoriadis, la notion d’« État ouvrier dégénéré » en URSS, adoptée par la IVe Internationale.
Nous avons monté une tendance qui est sortie du parti vers 1948 pour fonder une revue et un groupe : Socialisme ou Barbarie (SouB). En fait, dès avant cette date, j’avais lu Marx à la lumière des cours de Merleau-Ponty et de la phénoménologie. J’avais donc déjà répudié l’idée d’une histoire régie par une nécessité ou une sorte d’automatisme, c’est-à-dire l’idée de matérialisme historique.

Diriez-vous que la critique du totalitarisme a été le principal apport de Socialisme ou Barbarie ?

Le concept de totalitarisme s’est imposé à moi avant même la création de SouB. Mais surtout, en 1956, j’écris un grand article dans la revue (reproduit dans l’Anthologie qui paraît aujourd’hui) [^3], intitulé « Le totalitarisme sans Staline ». Je crois que c’est là que je fais une analyse poussée du totalitarisme. Je tente d’expliquer la formation de ce régime et comment, à travers la collectivisation et l’industrialisation, la bureaucratie est née, essentiellement à partir d’éléments arrachés au prolétariat et d’une classe moyenne qui, en 1917, était tout à fait réduite. Il faut donc l’analyser de manière socio-politique, car il ne s’agit pas d’une dictature au sens classique du terme. En effet, ce n’est pas une domination par en haut : si dictatorial qu’ait été Staline et homogène l’équipe auprès de lui, la bureaucratie s’est formée peu à peu en tant que nouvelle catégorie sociale pour ne faire bientôt qu’un seul corps. Surtout, je montrais que la société était tout entière pénétrée par le parti. Cela semble évident aujourd’hui, mais c’était nouveau à l’époque. Hanna Arendt n’en parle quasiment pas, et Raymond Aron évoque brièvement l’idée d’un « parti unique d’un genre particulier ». Pour comprendre le totalitarisme soviétique, il fallait voir que le parti était implanté dans tous les secteurs d’activité, reliant l’État et le corps social.
L’autre point que j’avançais était que, malgré une certaine cohésion, la bureaucratie était en permanence traversée par des luttes internes et que la société connaissait un pourrissement des relations sociales, dû à la délation et à la rivalité. Ce n’était pas du tout l’image qu’on donnait alors de la société soviétique ! Aussi, après 1956, malgré les réformes certes importantes mises en œuvre par Khrouchtchev, je pensais que cette bureaucratie était condamnée à la discipline par ses propres intérêts et vouée à la corruption. C’est pourquoi, dès cette époque, ce régime me semblait très vulnérable.

Vous quittez le groupe en 1958, en désaccord avec Castoriadis, qui le conçoit d’abord comme un mouvement politique, alors que vous souhaitez n’animer qu’une revue. Peu de temps après, vous rompez avec le marxisme. Cette rupture fut-elle difficile ?

C’est une étrange question que vous me posez là ! Je quitte SouB parce que je pensais que nous devions simplement diffuser des idées et donc abandonner le principe d’une organisation conçue comme une avant-garde révolutionnaire. Cela a été un pas vers mon abandon de la pensée marxiste. Mais je veux dire ici que Marx n’a toutefois jamais cessé de me passionner. C’est un grand penseur, auquel je dois une partie de mon itinéraire intellectuel. Je ne l’ai jamais complètement rejeté. Ce dont je me suis peu à peu détaché, c’est de l’idée d’une histoire qu’on pourrait survoler, ou intellectuellement dominer. Mais c’est en quittant SouB que je parviens à exprimer ouvertement mon abandon du marxisme. Auparavant, je ne me l’avouais pas. Je crois que la question que vous posez, au fond, est celle de la révolution sociale. En fait, à partir d’un certain moment, je me suis persuadé que la notion de révolution au sens marxiste du terme était fantasmatique et donc que nous avions à défendre aussi âprement que nous le pouvions la démocratie moderne contre tout ce qui en elle est propice à l’inégalité, à la hiérarchie, à l’autoritarisme, etc. C’est à l’intérieur de la démocratie moderne que toute action de contestation – ce qu’autrefois je pensais révolutionnaire – est légitime et surtout efficace. Des luttes, des oppositions, des mobilisations contre les inégalités et l’injustice ne peuvent intervenir qu’en démocratie. Le problème aujourd’hui est de savoir s’il y a, dans les conditions du capitalisme moderne, avec l’affaiblissement du syndicalisme et le rétrécissement de la classe ouvrière proprement dite, les mêmes chances qu’autrefois de luttes sociales, placées sous le signe de l’autonomie.

Vous avez participé à la critique de gauche du totalitarisme. Or, une partie de ce courant a, notamment dans les années 1980, glissé vers un accompagnement, voire une absolution des politiques néolibérales…

Je me contenterai de vous répondre que, pour ma part, j’ai toujours tenté de penser politiquement sans trop tenir compte de l’économie de marché. Cela n’exclut pas l’exigence d’interventions publiques afin de limiter les dégâts du capitalisme sauvage. Une partie de l’extrême gauche, en refusant cette économie de marché, continue de vivre sur des mythes car – il faut bien l’admettre – nos démocraties aujourd’hui ne peuvent que composer avec le marché. Mais, ensuite, il y a dix politiques possibles ! Je l’ai déjà dit : ce qui compte, ce sont les mobilisations sociales. Aussi, l’extrême gauche devrait-elle plutôt chercher à diffuser des informations et, surtout, des analyses plausibles d’interventions de l’État.

[^2]: Voir Fenêtre sur le chaos, Cornélius Castoriadis, Seuil, 182 p., 18 euros ; et Introduction à Castoriadis, Jean-Louis Prat, La Découverte, 120 p., 8,50 euros.

[^3]: Anthologie (1949-1967) de Socialisme ou Barbarie, éd. Acratie (L’Essart, 86310 La Bussière, http://acratie.ouvaton.org), 342 p., 27 euros.

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