Fous de livres

Folies d’encre, seule librairie de Saint-Ouen (93), tente de combiner défense de la création et concurrence des grandes surfaces. Reportage,
à l’occasion de la Fête de la librairie indépendante, le 28 avril.

Ingrid Merckx  • 26 avril 2007 abonné·es

C’est la seule librairie de Saint-Ouen » , jette fièrement un passant devant la vitrine de Folies d’encre, avenue Gabriel-Péri. « L’artère commerçante de la ville », avait précisé Sylvie Gomez, une des deux responsables de la boutique, pour indiquer le chemin. Sauf qu’il n’y a pratiquement plus de petits commerces dans cette rue. « Pas de fromager, pas de marchand de vin, regrette la libraire en accueillant entre ses étals, où José Bové, Paul Ricoeur et Pierre Bayard trônent en évidence. Du coup, les habitants du quartier font quelques stations de métro pour aller faire leurs courses à Saint-Lazare, où ils trouvent une Fnac. Ou poussent jusqu’au Leclerc, qui s’est installé à dix minutes d’ici… »

Violent coup dur pour cette libraire : ce nouveau concurrent, arrivé en 2005, a fait baisser son salaire mensuel à 800 euros. Pas une sinécure pour une profession où l’indépendance confine de plus en plus au « sacerdoce ». Des semaines de 45 heures, pas moins, sans compter les soirées passées « sur la compta » . Folies d’encre ne ferme que le lundi et en août. Pas le dimanche, « c’est jour de marché » . D’habitude, ils sont deux : elle et son compagnon, Claude Boyaval. Comme il a pris quelques jours, elle est seule, ce mercredi, à tenir la boutique. Mais, du fait des vacances de Pâques, le quartier est plutôt calme. Ce matin, une bonne part des personnes qui poussent la porte de la librairie demandent qui des enveloppes, qui des timbres… « Je ne vends que des livres ! », répond Sylvie Gomez en leur indiquant le marchand de journaux, en face. Un voisin passe en coup de vent, pour s’enquérir des dernières nouveautés. Et un collégien vient chercher le Colonel Chabert . En format poche : 2,30 euros.

«~Folies d’encre n’est pas un cas particulier. Nos problèmes sont les mêmes que pour l’ensemble du secteur de la librairie », explique Sylvie Gomez, qui énumère : baisse du pouvoir d’achat ­ « la culture passe après le reste » ­, montant des loyers en centre-ville (Folies d’encre paie 1 100 euros pour 55 m2 ), baisse de la lecture et, surtout, explosion des achats de livres par Internet. « On n’a pas vraiment vu venir ce phénomène. On pensait qu’il concernerait les gens isolés. En fait, j’ai même des voisins qui commandent en ligne. » Résultat : dégradation globale des conditions de travail. « Pour l’instant, la boutique tient le coup . Mais on ne peut pas se permettre des salaires décents. Et puis le loyer risque d’augmenter en 2009. Les choses vont se compliquer pour nous si la situation ne s’améliore pas. » C’est-à-dire si aucune mesure politique de soutien à la librairie indépendante, comme une aide au loyer, n’est prise au niveau local ou national.

Mais pas question pour Sylvie Gomez de faire de ses difficultés « un problème de banlieue » . « Les gens lisent autant ici qu’à Paris , affirme-t-elle, soucieuse de contrer tout préjugé sur le 93. La différence, c’est le pouvoir d’achat. Mais le quartier est très dynamique, stimulé par un cinéma, des salles de spectacles et tous les festivals de la région, comme Banlieues bleues… » En outre, Saint-Ouen est « en pleine mutation » : l’ancienne ville ouvrière accueille de plus en plus de nouveaux arrivants. Reste à savoir s’ils fréquenteront la librairie.

Quand Sylvie Gomez et Claude Boyaval ont monté Folies d’encre (un nom « cédé » : il existe d’autres Folies d’encre) en 2000, il n’y avait pas de librairie à Saint-Ouen, commune de 40 000 habitants. Au chômage tous les deux, résidant dans cette ville et persuadés qu’il y avait « un potentiel » , ils se sont lancés dans l’aventure. Ils ont été aidés par une Cigale, petite structure d’économie solidaire qui mobilise l’épargne de ses membres au service de la création et du développement d’entreprises, et par l’Association pour le développement de la librairie de création (Adelc). L’affaire a bien marché, jusqu’à l’arrivée de nouveaux centres commerciaux dans les villes mitoyennes : un Carrefour et un Virgin à Saint-Denis, un Cultura à Gennevilliers, et, surtout, un espace culturel Leclerc à Saint-Ouen.

Leclerc, l’ennemi des libraires ? « Le pire, c’est qu’ils sont compétents, soupire Sylvie Gomez, qui a posé sur ses étagères des pastiches antipub moquant la campagne Leclerc inspirée de Mai 68. Rien à voir avec les rayons de best-sellers qu’on trouve dans les supermarchés, derrière les légumes. Leclerc consacre de jolis espaces aux livres, tenus par des professionnels. Ils ont des moyens énormes : à Saint-Ouen, ils ont arrosé les boîtes aux lettres d’une excellente sélection jeunesse. »* Elle est bien placée pour en juger : le rayon jeunesse, sa spécialité, est le deuxième de Folies d’encre en chiffre d’affaires. Le premier, c’est la littérature. Ses meilleures ventes ne correspondent pas au palmarès général : Éric Hazan, LQR, la novlangue du néolibéralisme (Raison d’agir) ; Emmanuel Dongala, Johnny chien méchant (Serpent à plumes) ; ou Arnaldur Indridasson, la Voix (Métailié). Plutôt des petits éditeurs. « Notre rôle, c’est de faire connaître ceux dont on ne parle pas. » C’est aussi en cela que la librairie indépendante se démarque des grandes surfaces.

Folies d’encre compte quelque 10 000 références. « Notre métier consiste à faire vivre du fond. Mais, pour conserver du Beckett, un bon rayon poésie et une sélection de littérature vietnamienne, il faut aussi vendre le dernier album d’Enki Bilal, explique Sylvie Gomez *. Sauf que, quand j’ai commandé le* Da Vinci Code *, je n’ai pris qu’un exemplaire, contre vingt pour le dernier Laurent Mauvignier. »* Faire connaître la littérature contemporaine et soutenir la création n’est pas seulement un principe, mais une mission. Il n’y a pas de signalétique dans cette boutique : la plus-value d’un libraire indépendant, c’est le conseil au lecteur. Le dernier enthousiasme de Sylvie Gomez ? Philippe Forest.

« Une librairie de quartier, c’est aussi un endroit où se retrouver. » À Saint-Ouen, où les bancs publics ont été retirés pour éviter les SDF, des personnes âgées viennent s’installer sur les petites chaises disposées devant la librairie. « Il nous est arrivé d’aider à remplir des feuilles d’impôts », se souvient la libraire, qui enchaîne sur « l’importance du lien social ». Certains viennent aussi « chercher de l’info » : des revues, comme le Plan B, des tracts pour des meetings ou des concerts… Les rencontres avec des auteurs, organisées tous les mois, font salle comble, notamment quand des musiciens accompagnent les lectures. Pour s’occuper de l’animation, Folies d’encre a créé une association, Enlivrez-vous, dont une des opérations phares est une sorte de Goncourt des lycéens local, monté avec les établissements Blanqui et Cachin de Saint-Ouen. Cette année, les élèves participants ont eu à lire six nouvelles parutions : le Pilon de Paul Desalmand, Bleu blanc vert de Maissa Bey, L’espoir d’aimer en chemin de Michel Quint, l’Élégance du hérisson de Muriel Barbery, Présent ? de Jeanne Benameur et Eldorado de Laurent Gaudé. Des rendez-vous de discussion ont été organisés avec des documentalistes et des comédiens ­ « C’est important d’entendre le texte ». Avant le vote, dont le résultat sera célébré le 25 avril, trois jours avant la fête de la librairie indépendante. Le lauréat 2007 ? Laurent Gaudé et son roman Eldorado (Actes Sud) . Un titre de bon augure.

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