Pour qui votent les ouvriers ?

Les voix des couches populaires pour Jean-Marie Le Pen devraient rester importantes, mais ce dernier pourrait être concurrencé par Ségolène Royal et, dans une moindre mesure, Nicolas Sarkozy.

Olivier Doubre  • 12 avril 2007 abonné·es

Jeudi 5 avril, invité du « 19-20 » sur France 3, Jean-Marie Le Pen pavoisait : « Depuis une vingtaine d’années, le PCF a perdu sa fonction tribunitienne auprès des ouvriers ; c’est moi qui, aujourd’hui, suis le véritable porte-parole des catégories populaires ! » En effet, lors du premier tour des élections présidentielles de 1995 et de 2002, le candidat du Front national (FN) arrivait en tête chez les ouvriers, bénéficiant d’une forte implantation dans les régions désindustrialisées du Nord et de l’Est, avec en outre, en 2002, une poussée dans les zones rurales.

Henri Rey, chercheur au Centre d’études de la vie politique française (Cevipof), souligne, dans la Gauche et les classes populaires (La Découverte, 2004), « l’importance de la contribution ouvrière aux résultats de l’extrême droite » . Si un quart des électeurs ouvriers ont choisi le Front National à la dernière élection, l’abstention parmi eux était également plus élevée que chez la moyenne des Français. Alors, les candidatures Sarkozy et Royal parviendront-elles, cette fois, à troubler le jeu ?

« Rien n’est moins sûr » , répond le dernier Baromètre politique français de l’hiver 2006-2007, consacré aux « couches populaires et à l’élection présidentielle » . Analyse du Cevipof des « probabilités de vote » (susceptibles de changer) et des « intentions de vote » , cette étude montre une hausse des soutiens à Ségolène Royal chez les employés des administrations, les ouvriers qualifiés et, plus encore, non qualifiés. Elle fait donc, en 2007, « preuve d’une réelle capacité à obtenir des intentions de soutien parmi les couches populaires de l’électorat » . Quant à Nicolas Sarkozy, il remporte une forte adhésion chez les employés du commerce ou d’entreprises, les policiers et les militaires. Toutefois, Jean-Marie Le Pen conserve des « scores de soutien importants » (entre 26 et 29 %) parmi les ouvriers : en termes d’ « intentions de vote » , ceux-ci constituent même « le segment de l’électorat qui se déclare le plus prêt à voter Le Pen »

Comment expliquer ce succès de la droite chez les ouvriers et employés, auxquels s’adressaient traditionnellement les partis de gauche ? Il faut d’abord rappeler, à la suite des travaux de Guy Michelat et Michel Simon sur le vote des ouvriers depuis les années 1960 [^2], qu’une partie d’entre eux ont toujours voté à droite (presque 40 % sous de Gaulle). Or, parmi ceux qui, dans le passé, votaient à gauche, notamment PCF, beaucoup s’abstiennent aujourd’hui [^3]. Le sociologue Michel Pialoux, auteur d’une enquête (avec Stéphane Beaud) sur le monde ouvrier autour de l’usine Peugeot à Sochaux [^4], souligne ce désintérêt pour la politique.

Celui-ci, nous dit-il, va de pair avec le fort « reflux du sentiment d’appartenance à la classe ouvrière » initié dans les années 1980. « Aujourd’hui, personne ne se présente plus en tant qu’ouvrier, terme « ringard », on est opérateur ou agent de fabrication » … Il décrit ainsi la « déstructuration du groupe ouvrier » due à l’emploi massif d’intérimaires mais aussi à la nouvelle organisation du travail avec, en interne, la robotisation « qui empêche désormais toute possibilité d’action sur la marche de la chaîne » et, en externe, la sous-traitance de sociétés d’équipementiers où, selon les syndicats, « il règne un climat digne du XIXe siècle » . Mais, pour Michel Pialoux, c’est aussi « l’immense déception par rapport à l’enseignement professionnel » ressentie par les jeunes, eux-mêmes ouvriers chez ces équipementiers, qui explique leur attrait pour le FN : ils y sont en effet « en concurrence directe » avec les Maghrébins des cités voisines, souvent sans diplômes…

La disparition de la référence au travail tient donc une place essentielle dans l’évolution des mentalités. Didier Lapeyronnie, sociologue à l’université Bordeaux-II, travaille sur plusieurs quartiers populaires du Sud-Ouest de la France. Il souligne combien « les gens se définissent par leur lieu d’habitation et la race ; la dimension raciale est devenue centrale dans les quartiers populaires » . Et de constater, comme Michel Pialoux, qu’ « être ouvrier se vit surtout sur le mode de la perte : perte du travail, perte d’une morale… » Même si, « socialement, les gens se disent de gauche, ils expriment par ailleurs une détestation du monde social » qui se traduit par une « réelle envie de cogner » . D’où, « moralement et politiquement, un désir d’autorité et de répression »

Néanmoins, sans sous-estimer les sympathies lepénistes là où il a enquêté, Didier Lapeyronnie a vu récemment croître la popularité de Ségolène Royal : « Il se passe vraiment quelque chose autour de sa candidature. Lorsqu’elle se déplace, les gens sortent et veulent la voir. Je crois qu’elle est parvenue à séduire une partie de cet électorat par la combinaison entre une dimension sociale et une dimension morale »

Le vote ouvrier pour Jean-Marie Le Pen devrait probablement rester important, mais il pourrait bien être concurrencé par Ségolène Royal et, dans une moindre mesure, par Nicolas Sarkozy. Toutefois, à dix jours du premier tour, le seul élément certain est que près d’un électeur sur deux n’a toujours pas fait son choix. Beaucoup d’ouvriers sont sûrement dans ce cas.

[^2]: Voir les Ouvriers et la politique : permanences, ruptures, réalignements (1962-2002), Presses de Sciences-Po, 2004.

[^3]: Voir la Démocratie de l’abstention, Cécile Braconnier et Jean-Yves Dormagen, Folio, 2007.

[^4]: Retour sur la condition ouvrière, 10/18, 2004.

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