« Bientôt, on nous demandera de bosser en courant »

Bernard, technicien, est laminé par la flexibilité imposée par le théâtre qui l’emploie.

Patrick Piro  • 24 mai 2007 abonné·es

Les arrêts de travail ont commencé il y a quelques mois : vertiges, dos bloqué, signes d’épuisement. Bernard [^2], vingt ans de carrière comme régisseur lumière, vit désormais son métier, qu’il aime, comme un calvaire. La cassure survient en 2002, quand le théâtre parisien qui l’emploie depuis dix-huit ans adopte une convention collective mise au point avec le patronat de la branche à l’occasion de l’application des 35 heures : c’est la « modulation intégrale », c’est-à-dire l’étalement à l’année du quota d’heures de sa fonction technique ­ 1 442 heures annuelles. Avec des dispositions ad hoc destinées à répondre au désir de flexibilité maximale souhaité par le syndicat patronal : possibilité d’exiger des semaines de 6 jours de travail d’affilée ­ voire de 12 jours en plaçant judicieusement la journée obligatoire de repos aux extrémités de la période. « Et jusqu’à 10 heures par jour, sauf… coup de bourre exceptionnel ! » Et seulement 72 heures de préavis pour se voir notifier les plans de charge. Compensation, pour cette mise à disposition : 50 euros de plus sur la fiche de paie… « Nous, techniciens, nous sommes opposés jusqu’au bout, parce que c’est une dégradation de notre situation… »

Pour la direction, passée aux mains de gestionnaires patentés il y a quelques années, cette opération permet l’élimination presque statutaire des heures supplémentaires. « C’est très démotivant : on nous demande de nous défoncer pendant les périodes de création de spectacle ou de changement de décors, par exemple, et l’on sait qu’il n’y aura même plus de gratification financière au bout. Ce statut exige de nous un investissement total et une disponibilité entièrement ajustée aux contraintes de la direction. » Travailler plus ­ non pas en termes d’heures au cours de l’année, mais par cette mise à disposition ­ pour le même salaire>

C’est aussi l’évanouissement de la vie sociale. Comment prendre un rendez-vous médical, effectuer une démarche administrative ou même prévoir un week-end à la campagne ? Bernard s’en veut encore d’avoir demandé à son directeur de ne pas l’inscrire au planning avant 9 h, pour qu’il puisse voir son fils au petit-déjeuner. « Résultat, je démarre à 8 h 30… » Car le conflit est désormais ouvert. « Règle d’or, pour moi : je ne fais plus jamais état de mes contraintes personnelles, parce que j’ai toutes les chances que le patron, grâce à la flexibilité, me mette des bâtons dans les roues. »

Il en est à échanger, par avocats interposés, des lettres recommandées avec la direction : on lui a récemment reproché un oubli véniel, qu’il met sur le compte de la fatigue accumulée par ces rythmes inhumains. « Je peux être de service de 8 h 30 à 17 h un jour, de 17 h à 24 h le lendemain, et ainsi de suite. J’ai bientôt 40 ans, ça me met sur les genoux. » Bernard a de fortes raisons de soupçonner qu’on le pousse, le plus légalement du monde, à commettre la faute qui permettra de le licencier à moindres frais. « On va jusqu’à nous chronométrer le temps de démontage d’un projecteur : maximum 4 minutes, nous impose-t-on, même en fin de journée. À partir de ce genre d’évaluation, on nous alloue un quota d’heures pour effectuer une opération. En gros, nous sommes des salariés payés à la tâche ! Bref, on ne se bat même plus pour des heures supplémentaires, mais pour qu’on nous rallonge nos allocations d’heures. Et même pour avoir le droit de prendre une heure pour dîner, quand on est du soir ! On nous rétorque que l’on peut bien attendre d’avoir quitté le boulot. Bientôt, on nous demandera de bosser en courant… Nous sommes devenus des variables d’ajustement. Le mec, il joue avec toi comme avec un pion. »

[^2]: Le prénom a été changé.

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