« Les services publics sont de moins en moins capables de répondre aux besoins des citoyens »

Le rapport du collectif Nos services publics vient d’être publié après neuf mois de travaux. Il dresse un constat sombre et implacable sur leur état. Entretien avec Lucie Castets, co porte-parole de l’organisation.

Embarek Foufa  • 15 septembre 2023
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« Les services publics sont de moins en moins capables de répondre aux besoins des citoyens »
© Livia Saavedra

Le rapport sur l’état des services publics / Nos services publics / 2023

Initié en janvier 2023, le rapport sur l’état des services publics est le fruit d’un travail collectif qui a rassemblé plus d’une centaine de personnes aux positionnements divers qui se complètent : agents du service public, chercheuses et chercheurs, expertes et experts, mais aussi des citoyens. Le collectif, ouvert à « tou.tes.s les agents qui souhaitent participer et retrouver du sens sur nos services publics, quelque soit leur statut », est composé d’agents et cadres de l’action publique incontournables à son fonctionnement, à l’image de Lucie Castets en poste à la Mairie de Paris.

Ce ne sont pas les services publics qui sont un facteur d’accroissement des inégalités mais plutôt leur délitement.

Tout d’abord, comment est née l’idée de mener ce travail sur le temps long et quelle méthode avez-vous utilisée ?

Lucie Castets : On a déjà fait des travaux sur les différents secteurs du service public mais là on s’est dit qu’il fallait avoir une vision d’ensemble. L’objectif était d’essayer de résoudre la contradiction apparente entre le fait que les services publics sont dans un état déplorable et le fait que les services publics seraient aspergés d’argent public. On s’est demandé ce que cachait cette contradiction. On a voulu changer la focale. D’habitude on en parle exclusivement à travers l’aspect budgétaire, et nous, on entre par la question des besoins (*). On a étudié l’évolution des besoins adressés aux services publics, à la fois liés à des évolutions exogènes comme l’évolution démographique, l’évolution du taux de mortalité, mais aussi les besoins liés à la transition écologique. Puis, des aspects endogènes comme l’attente des Français en matière de sécurité par exemple. Le besoin de protéger les femmes contre les violences faites aux femmes n’est pas nouveau, mais il y a une sensibilité accrue de la population depuis quelques années, comme c’est aussi le cas pour la lutte contre les discriminations raciales. On s’est rendu compte que les besoins augmentent nettement plus que les moyens alloués aux services publics pour y répondre.

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Article mis à jour le 15 septembre 2023.

Rapport services publics

Les besoins sociaux, dont la croissance sollicite beaucoup les services publics, sont au cœur de l’étude. Pouvez-vous définir ce que vous entendez par cette expression ?

Il s’agit des besoins auxquels la collectivité doit répondre. Ils peuvent être déclinés individuellement comme le besoin de santé par exemple, qui se ressent ensuite individuellement, mais il répond à des besoins décidés dans le cadre de notre pacte social collectif. On peut parler des besoins en santé, transport, éducation ou logement. On n’a pas travaillé sur le logement cette année mais je pense qu’on va s’y pencher prochainement avec le besoin de se chauffer. Par la suite, on a essayé de comprendre les facteurs qui faisaient évoluer les besoins. Pour la santé, ça peut être le vieillissement, pour l’éducation, le nombre de bacheliers chaque année. En termes de justice, on regarde si les personnes qui commettent des homicides ou qui harcèlent ou tuent leur conjoint sont jugées justement et de manière impartiale, ou encore si les fraudeurs fiscaux sont suffisamment poursuivis.

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Dans le rapport, vous indiquez que la répartition des moyens des services publics reste souvent centrée sur des mesures accessoires, en décalage avec les évolutions de la société et les attentes de la population. Qu’entendez-vous par là ?

D’une part, à l’échelle macro, les moyens dédiés aux services publics et à la réponse aux besoins sont insuffisants, ils ne vont pas aussi vite que l’évolution des besoins. Le nombre d’agents publics n’augmente pas assez vite pour répondre aux besoins puisqu’il diminue dans la part totale de l’emploi. Certes, leur nombre augmente mais si on regarde la démographie globale, le nombre de fonctionnaires augmente moins vite que le nombre d’agents qui travaillent dans le privé, donc leur part diminue. D’autre part, en micro, en regardant selon les secteurs, on se rend compte que les moyens sont affectés d’une manière qui semble parfois étonnante.

Les moyens donnés à la police augmentent de manière extrêmement nette, que ce soit au niveau des effectifs ou de l’argent donné.

C’est le cas pour la police…

Oui ! Si on regarde les moyens donnés à la police, ils augmentent de manière extrêmement nette, que ce soit au niveau des effectifs ou de l’argent donné. Mais l’augmentation est très hétérogène en fonction du type de forces de sécurité dont on parle. La hausse est considérable pour ceux qui travaillent sur la lutte contre l’immigration, l’immigration irrégulière ou le trafic de stupéfiants là où les moyens globaux dédiés à la lutte contre la délinquance financière sont largement insuffisants par rapport au préjudice que cette délinquance cause à la société.

Face à ce constat, le secteur privé ne cesse de prendre du terrain pour la santé et l’éducation par exemple. Cette année a été rythmée par la mobilisation contre la réforme des retraites où la question de la privatisation du système a été largement évoquée. Quel est votre regard là-dessus ?

L’écart croissant entre les besoins et les moyens fait que progressivement les services publics sont de moins en moins capables de répondre aux besoins des citoyens. Un espace s’ouvre pour une offre privée payante et lucrative avec un besoin de rentabilité. Dans la santé, les cliniques privées, qui sont le plus souvent à but lucratif, récupèrent les actes médicaux les plus simples et les plus rémunérateurs comme les petits actes chirurgicaux. L’hôpital prend les affections les plus graves et surtout les plus coûteuses à prendre en charge pour la collectivité et les urgences. Par ailleurs, la puissance publique finance de manière équivalente, par élève, les écoles publiques et les écoles privées sous contrat. La priorité n’est pas du tout donnée au domaine public.

Un espace s’ouvre pour une offre privée payante et lucrative avec un besoin de rentabilité.

Comment en est-on arrivé à une situation où les services publics qui ont pour mission, en partie, de réduire les inégalités, en viennent à constituer un facteur d’accroissement de ces inégalités ?

Ce ne sont pas les services publics qui sont un facteur d’accroissement des inégalités mais plutôt leur délitement. Quand on numérise les services publics, c’est un service public inaccessible pour beaucoup de gens. La fracture numérique touche les personnes âgées, celles qui n’ont pas d’équipement informatique et les personnes qui ne savent pas lire. Alors, oui, vous avez raison, finalement le service peut lui-même être facteur d’accroissement des inégalités. Ce qui est sûr, c’est qu’il manque des moyens aux services publics et qu’il est parfois difficile de comprendre la manière dont ils sont affectés.

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Premier poste de dépenses du budget de l’État, le secteur éducatif est un enjeu majeur aux multiples chantiers. Comment percevez-vous la rentrée 2023 où le débat public s’est enfermé dans une polémique sur un vêtement ?

C’est un débat qui n’est pas du tout intéressant et qui invisibilise les problématiques concrètes de l’éducation. Est-ce qu’on arrive à recruter suffisamment de profs ? La réponse est non. Est-ce que le niveau de rémunération est suffisant ? La réponse est non. La lutte contre l’inflation a-t-elle été compensée par les récentes hausses de rémunération accordées au corps enseignant ? La réponse est non. La France est un des pays de l’OCDE qui rémunère le moins bien ses professeurs, quand on sait ce que représente l’éducation pour la construction de chacun et le reste de la vie des enfants, c’est incroyable.

Concernant la financiarisation des transports, vous dites que le débat est absent pour un tel enjeu démocratique alors que 80 % des kilomètres parcourus le sont en voiture. Certaines villes (Dunkerque, Montpellier ou Aubagne), essaient de mettre en place la gratuité des transports collectifs publics, est-ce que cela va dans le bon sens et ce sujet doit-il plus être mis en avant ?

C’est un sujet intéressant, mais pour l’instant, on ne s’est pas encore prononcé sur la question des solutions. On n’a pas la science infuse, donc nous n’avons pas encore de propositions figées là-dessus. Je ne veux pas présenter ce que pourrait dire le collectif dans l’avenir mais oui, c’est nécessaire d’avoir des débats sur le financement des transports en commun si on veut réduire la place du transport individuel. Après, il faut réfléchir à la manière dont on finance cette gratuité en regardant ce que dit la théorie économique. Par exemple, si on peut financer avec une tarification progressive en fonction des revenus.

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Pour inverser la tendance, vous dites que le changement de paradigme est nécessaire et possible. L’idée d’une taxation ciblée voulue par une majorité de la population est pourtant mise de côté par le gouvernement. Comment percevez-vous ce choix politique ?

Nous ne sommes pas des personnes illuminées qui pensent que la contrainte de la dette n’existe pas, surtout dans une période où les taux remontent. On dit simplement qu’il faut regarder comment on dépense l’argent de l’État. Tous les ans, les entreprises reçoivent 200 milliards d’euros d’argent public, la plupart sans condition. Il y a aussi la question du recours au levier des recettes dont on ne parle jamais alors qu’on parle toujours des dépenses. C’est un tabou, on ne veut pas toucher aux impôts qu’on tend à baisser. Ce n’est plus possible surtout quand vous avez des rapports comme celui du CAE (Conseil d’Analyse Économique) qui annonce que les 0,01 % les plus riches paient un impôt dégressif grâce à l’impôt sur les sociétés du fait de bénéfices non distribués. Ils sont moins taxés que les revenus du travail, c’est fou !

On a besoin d’investissements publics massifs pour adapter notre pays aux changements climatiques.

Le financement de la transition écologique est une question vitale pour la puissance publique. Mais les projections budgétaires sur les cinq prochaines années vous font craindre le pire en termes de capacité d’adaptation des services publics et de réponse aux besoins et de transition écologique.

Oui, ce sont des facteurs qui vont nécessiter une intervention de la puissance publique. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a des entités et des organisations reconnues qui font le même constat que nous, comme en témoigne par exemple le rapport de Jean Pisani-Ferry qui appelle à financer plus équitablement la transition écologique et qu’on ne peut qualifier de dangereux gauchiste. Si on recule maintenant, ça va nous coûter plus cher plus tard, donc même si on est dans une perspective totalement budgétaire et financière, c’est une bêtise de ne pas faire ces dépenses maintenant. On a besoin d’investissements publics massifs pour adapter notre pays aux changements climatiques, contrer ses effets et le ralentir.

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