Quarante ans d’occupation

Le plus vieux conflit du monde, le plus porteur de haines et d’incompréhension, a pris sa forme actuelle en juin 1967. Mais la guerre des Six-Jours, qui créa le problème, esquissa aussi la solution.

Denis Sieffert  • 31 mai 2007 abonné·es
Quarante ans d’occupation

L’information dans le conflit israélo-palestinien, l’information grand public, celle qui façonne sommairement les esprits, à la télévision et à la radio, ampute une part majeure de la réalité, que le citoyen incrédule doit aller chercher dans des articles du Monde diplomatique ou de Politis , ou parfois dans des reportages en pages intérieures de quotidiens ou d’hebdomadaires.

Cette part majeure de la réalité, c’est la colonisation par Israël du territoire palestinien de Cisjordanie. Lorsque le ministre de la Défense israélien, le travailliste Amir Peretz, annonce, le 26 décembre dernier, qu’il vient d’autoriser la construction d’une nouvelle colonie au lieu-dit « Maskiot », dans le nord de la vallée du Jourdain, où donc sont les gros titres de nos journaux ? Où sont les flashs des radios ? Où est la réprobation internationale ? Mais qu’un gamin palestinien désespéré d’avoir vu la maison familiale rasée, les maigres terres cultivables retournées, le père humilié, s’engage dans un mouvement extrémiste, que son désespoir soit manipulé au point de faire de lui un « terroriste », et nous aurons nos gros titres.

Illustration - Quarante ans d'occupation


Des soldats israéliens surveillent des prisonniers de guerre jordaniens et palestiniens à Jérusalem, en 1967. AFP

Étrange contradiction. Car il n’est pas compliqué de comprendre que cette colonisation qui défie le droit international est la matrice de toutes les violences. Étrange paradoxe qui confère un statut d’événement de premier plan au démantèlement par Ariel Sharon des minuscules colonies de Gaza, en août 2005, mais qui occulte totalement l’annonce d’un « reclassement » de ces colons à « Maskiot » ou dans des extensions de colonies existantes.

Le résultat de cette cécité internationale, qui ne donne à voir que la révolte et jamais son objet, c’est l’occultation de quelques chiffres pourtant édifiants : selon l’Observatoire de la colonisation, ce sont 468 000 colons israéliens, dont 200 000 autour de Jérusalem-Est, qui vivent aujourd’hui en Cisjordanie au milieu de 2,5 millions de Palestiniens. La majorité de ces colons sont regroupés dans trois grosses agglomérations de plus de 30 000 habitants chacune : Maale Adumim, à l’est de Jérusalem ; Modi’in Illit, au nord-ouest, non loin de Ramallah ; et Betar Illit, à l’ouest de Bethléem. Les autres sont répartis dans 121 autres colonies dans toute la Cisjordanie. Il faut y ajouter les routes de contournement qui joignent les colonies les unes aux autres et sont interdites aux Palestiniens. Il faut y ajouter surtout le mur, le sinistre mur, dont la construction a été lancée en 2003 par Ariel Sharon. Une paroi haute à certains endroits de huit mètres et qui court dans les territoires palestiniens sur 622 kilomètres, séparant une quinzaine de villages de leurs terres agricoles. Ce mur annexionniste qui, de plis en replis, est à peu de choses près deux fois plus long que la ligne verte qui marque la limite de la Cisjordanie. Au total, ce sont 30 % de leurs territoires qui ont ainsi été confisqués aux Palestiniens depuis 1967.

Car c’est évidemment la victoire éclair d’Israël contre les armées arabes (Égypte, Jordanie, Syrie) dans la guerre dite des « Six-Jours », du 5 au 10 juin 1967, qui marque le début de cette nouvelle entreprise coloniale. Grâce à leur supériorité militaire et à l’anéantissement surprise de l’aviation égyptienne, les Israéliens ont conquis, en moins d’une semaine, non seulement la Cisjordanie, sous administration jordanienne, et la partie orientale de Jérusalem, mais aussi le plateau syrien du Golan, au nord-est, le désert du Sinaï et la bande de Gaza, territoires égyptiens, au sud. Seul le Sinaï sera restitué à l’Égypte en 1982, en application des accords de Camp David de 1978. Mais il faut rappeler ici que la colonisation de la Cisjordanie n’est pas allée de soi au sein de la classe politique israélienne. Elle a fait l’objet de nombreux débats. Pour beaucoup, à commencer par Ben Gourion lui-même, cette prise de guerre avait surtout vocation à servir de monnaie d’échange avec les pays arabes. Moshe Dayan, le général borgne, « héros » de cette guerre, était lui partisan d’un partage dit « fonctionnel » entre Israël et la Jordanie : au royaume hachémite le contrôle administratif (et le paiement des salaires des fonctionnaires palestiniens…), et à Israël le contrôle militaire. C’est une occupation, mais ce n’est pas une colonisation de peuplement. L’autre grande figure du Parti travailliste, Ygal Allon, vice-président du gouvernement, plaide pour un partage territorial de la Cisjordanie entre les deux pays.

C’est cette seconde option qui va provisoirement l’emporter. Provisoirement, car, à l’ombre de ce débat, une autre force politique prend de l’importance : le mouvement annexionniste du « Grand Israël », représenté par le Goush Emounim (le Bloc de la foi) du rabbin Moshe Levinger. En avril 1968, celui-ci organise un pèlerinage à Hébron, la cité des Patriarches. Après la veillée de Pâque, le Goush Emounim installe la première implantation juive en Cisjordanie. Cette colonie, qui compte aujourd’hui 400 âmes, est toujours l’une des plus violemment anti-Arabes. En février 1994, un colon d’Hébron, Baruch Goldstein, a vidé son fusil mitrailleur sur des musulmans en prière, tuant vingt-neuf d’entre eux. Loin de démanteler cette colonie, le gouvernement d’Yitzhak Rabin réprima violemment les manifestations de protestation palestiniennes. Le sentiment d’injustice et d’impasse a donné lieu, quelques jours plus tard, au premier attentat suicide palestinien.

Mais il serait très réducteur d’expliquer la colonisation par la seule action des extrémistes du Goush Emounim. C’est en vérité dans le Parti travailliste, de loin la force dominante depuis la création de l’État, que les choses se sont jouées. La phrase du laïque Moshe Dayan arrivant devant le mur des Lamentations est à cet égard significative : « Nous sommes revenus en nos lieux les plus sacrés », s’est-il écrié, laissant paraître toute l’ambiguïté du sionisme de gauche. Elle rappelle la formule de l’universitaire Amnon Raz Krakotzkin (voir Politis n° 952) définissant le sionisme laïque : « Dieu n’existe pas, mais c’est lui qui nous a donné cette terre. » De cette légitimation divine, plus ou moins assumée par la gauche israélienne, a résulté une violente antinomie avec une autre légitimité, celle du droit international. Pour certains, la guerre des Six-Jours s’est apparentée a posteriori à l’accomplissement de la promesse faite par Dieu à Moïse. Un curieux mélange de foi et de realpolitik a fondé, à partir de 1968, une politique continue de colonisation, négligeant les résolutions des Nations unies (dont la première, la 242, date de novembre 1967) et visant plus ou moins explicitement à chasser la population arabe. Une femme, longtemps figure de prou du Parti travailliste, a fait triompher cette politique de colonisation : Golda Meier. Il est vrai qu’elle s’était rendue particulièrement impopulaire dans le monde arabe en affirmant que les Palestiniens n’existaient pas, pérennisant un déni fondateur dans la pensée coloniale israélienne.

Cette politique s’est intensifiée à partir de 1977 lorsque, pour la première fois, la droite sioniste, le Likoud de Menahem Begin, Yitzhak Shamir, Benyamin Netanyahou et Ariel Sharon, a été au pouvoir. Mais elle ne s’est jamais interrompue, et moins encore n’a été inversée par les travaillistes. C’est même la grande duperie de la période dite d’Oslo qui a suivi les accords de septembre 1993. Tandis que l’Organisation de libération de la Palestine reconnaissait Israël, sur 78 % du territoire de l’ancienne Palestine mandataire, et que certaines zones de la Cisjordanie et de Gaza étaient transférées sous administration partielle de l’Autorité palestinienne, la colonisation continuait d’empiéter sur les territoires palestiniens. Entre 1993 et juillet 2000, au moment de l’échec de la réunion de Camp David, à l’issue de la laquelle Yasser Arafat a été sommé d’entériner la nouvelle situation, le nombre des colons ­ hors Jérusalem ­ est passé de 115 000 à 195 000. Ce qui fait beaucoup en application d’un document qui prévoyait le gel de la situation. Cela parce que les États-Unis et, dans leur sillage, la communauté internationale ont toujours laissé faire, posant davantage de conditions aux colonisés qu’aux colonisateurs. En posant comme préalable l’arrêt de la violence palestinienne, tout en laissant croître les implantations, la communauté internationale a, peu à peu, demandé aux Palestiniens de se soumettre avant de leur offrir une quelconque perspective d’État viable. Il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de la montée de mouvements radicaux depuis le début des années 1990.

À présent, le refus de reconnaître la victoire, pourtant démocratique, du Hamas en janvier 2006, fournit un nouvel alibi à ceux qui feignent de confondre les causes et les effets. Pendant ce temps-là, la colonisation continue… Mais ce sont les roquettes Qassam envoyées de Gaza sur la ville israélienne de Sdérot qui font l’actualité. C’est la victime israélienne tuée dimanche, la deuxième en un mois, qui fait la une, et non les 46 Palestiniens tués depuis le 15 mai dans des raids israéliens. Quarante ans et deux intifadas plus tard, ces milliers de morts sont les victimes d’un conflit colonial qui a pris un nouveau visage avec la guerre des Six-Jours. Celle-ci, pourtant, avait à la fois créé le problème et tracé la solution de deux États vivant côte à côte. C’est le mérite du plan de paix proposé par la Ligue arabe de le rappeler, en proposant le retour aux lignes de partage d’avant juin 1967 et le démantèlement des colonies, en échange d’une normalisation complète et définitive des relations entre Israël et tous les pays arabes. A-t-on le droit de négliger une telle proposition ?

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