Une chaîne de malentendus

Un rapport sur l’enseignement de l’Holocauste en Angleterre a entraîné une polémique,
qui s’est propagée jusqu’en France. Explications.

Emma Audette  • 21 juin 2007 abonné·es

Sophie [^2] est enseignante. Le 1er juin, elle reçoit un courrier électronique intitulé « Honte à l’Angleterre ». « Cette semaine, en Angleterre, affirme le texte, tous les programmes relatifs à la commémoration de la Shoah ont été retirés de certains établissements scolaires, avec pour motif que cela « heurte » la population musulmane, qui nie l’existence de la Shoah. » Sophie transmet le document à deux amis. L’un d’entre eux attire son attention sur la gravité de l’accusation. Prise de doutes, elle tente d’arrêter la chaîne. Trop tard. Le « virus humain » s’est transmis à grande vitesse. En bon « spam » (courrier non sollicité destiné à être envoyé à de très nombreuses personnes), le message invite son destinataire à faire suivre : « SVP, envoyez ce mail à 10 personnes que vous connaissez et demandez-leur de continuer cette chaîne, n’effacez pas ce message ! Cela ne prendra qu’une minute pour faire suivre. » Une minute pour faire suivre… Trop peu pour recouper l’information.

Rapidement, le texte est publié sur plusieurs sites Internet et forums. Chacun s’indigne de la scandaleuse disposition prise par l’Éducation nationale britannique. Très peu s’interrogent : les dirigeants britanniques avaient-ils vraiment l’intention de retirer la Shoah du programme scolaire de certains établissements ?

À l’origine de la polémique, un rapport commandé par le ministère de l’Éducation britannique à une association d’historiens (The Historical Association). Le rapport TEACH (Teaching Emotive and Controversial History) s’appuie sur des cas concrets étudiés dans les salles de classe. Il a pour objectif de faire un état des lieux avant la réforme des programmes d’histoire. Il débute sur un constat : certaines périodes, parce qu’elles continuent d’avoir une signification contemporaine ou une résonance personnelle chez les étudiants, sont controversées et porteuses d’émotions.

Les chercheurs insistent sur l’importance du débat et d’un apprentissage dialectique : « L’enseignement de l’histoire controversée et porteuse d’émotion est compromis si les étudiants ne voient pas l’histoire comme un sujet qui est ouvert à discussion, à argumentation et à l’étude des différentes conceptions en concurrence des mêmes événements. » Ils soulignent la nécessité de prendre en compte les identités individuelles : « Les étudiants doivent être encouragés, à travers l’histoire enseignée, à avoir un sens de leur propre identité et place dans le monde. »

L’étude de terrain amène les historiens à constater certaines configurations dans lesquelles les enseignants, mal formés, préfèrent abandonner des parties du programme de peur d’être dépassés par les réactions des élèves. Le rapport cite deux cas : « Par exemple, un département d’histoire dans une ville du Nord a récemment évité de sélectionner l’Holocauste comme matière pour l’examen GCSE [examen de fin d’études] , de peur d’être confronté à l’antisémitisme et au négationnisme de certains des élèves musulmans . Dans un autre département d’histoire, l’Holocauste a été enseigné malgré l’antisémitisme de certains étudiants, mais le même département a délibérément choisi d’éviter l’enseignement de l’histoire des croisades en fin de parcours, parce qu’un traitement équilibré aurait directement défié l’enseignement de certaines mosquées locales. »

Ces deux exemples sont clairement cités par le rapport comme des cas à bannir. C’est une agence de presse britannique qui, au début du mois d’avril, cite hors contexte ces deux cas dans une dépêche. Dans les jours qui suivent, l’affaire fait les gros titres : « Les professeurs abandonnent l’Holocauste de peur d’offenser les musulmans. » « Les écoles évitent l’enseignement de l’Holocauste. » La première chaîne de courriers électroniques apparaît sur le modèle de celle qui circule actuellement en France, annonçant le retrait généralisé des programmes scolaires sur l’Holocauste.

La confusion est à son comble. Shimon Samuels, directeur des relations internationales du Centre Simon-Wiesenthal, à Paris, se déclare, dans une lettre envoyée le 13 avril au ministre britannique de l’Éducation, « horrifié par les résultats du rapport de la Historical Association » . Citant certains extraits, il accuse le rapport de justifier une complicité avec l’antisémitisme. Ceux qui colportent la rumeur ont-ils vraiment lu le texte ?

Paula Katching, consultante et spécialiste de l’enseignement de la Shoah pour the Historical Association, interprète cet emballement : « Les personnes qui ont participé à ce phénomène n’ont pas lu le rapport TEACH. Seuls les ignorants ont mordu à l’hameçon, les experts savent que la Grande-Bretagne a été le premier pays à introduire l’enseignement obligatoire de l’Holocauste. Il n’a jamais été question de l’abandonner, au contraire… »

Pour mettre fin à la confusion, Gordon Brown, futur Premier ministre, intervient à plusieurs reprises à la fin du mois d’avril en réaffirmant le caractère obligatoire de l’enseignement de la Shoah en Angleterre. Presque deux mois plus tard, la rumeur continue pourtant à se propager. En France, cette fois.

[^2]: Le prénom a été modifié.

Monde
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