La richesse de la mémoire

Décédé en mai, Claude Liauzu a travaillé à un « Dictionnaire de la colonisation française », qui paraît aujourd’hui. Une réponse aux tenants du « rôle positif » de l’impérialisme français, et une œuvre profondément moderne.

Olivier Doubre  • 26 juillet 2007 abonné·es

Le 23 mai 2005, à l’initiative d’un groupe de députés liés aux cercles les plus actifs des rapatriés d’Algérie, la majorité UMP votait une loi décrétant un prétendu « rôle positif de la présence française outre-mer » . L’abrogation par Jacques Chirac à la fin 2005 de ce texte inique fut essentiellement le résultat d’une mobilisation de nombreux historiens, au premier rang desquels figurait un des meilleurs spécialistes de la colonisation française, Claude Liauzu. Disparu en mai dernier, l’historien s’était depuis attelé à la réalisation d’un Dictionnaire de la colonisation française , qui paraît aujourd’hui. Il en rappelait ainsi la raison en introduction : « Jamais la colonisation, un demi-siècle après les guerres d’Indochine et d’Algérie, jamais l’esclavage ­ cent cinquante ans après la deuxième abolition ­ n’ont occupé une telle place dans la vie publique. »

On se souvient en effet par quelles déclarations le candidat à la présidentielle Nicolas Sarkozy repoussait toute idée de repentance à propos d’épisodes controversés de l’histoire de France, en particulier son passé colonial et esclavagiste. La publication de ce volume est donc d’abord la réponse de l’historien Claude Liauzu (il a rédigé lui-même pas moins de trois cents entrées), mais aussi de l’homme engagé qu’il était aux offensives des admirateurs de l’empire perdu. Toutefois, fidèle à sa démarche de chercheur, il n’envisageait pas de produire un ouvrage dogmatique ni de se positionner en faveur d’une éventuelle repentance : la colonisation française est d’abord « un grand problème historique, posé par la société d’aujourd’hui » ; il s’agit donc d’abord de donner des clés et des éléments de compréhension. L’auteur insiste en effet sur le fait qu’ « à l’opposé de beaucoup d’ouvrages se réclamant d’un anticolonialisme dans l’air du temps ­ mais anachronique et bien peu éclairant cinquante ans après la fin des grands conflits ­ ou d’un culte nostalgique du bon vieux temps des colonies, celui-ci a choisi : à l’encontre de trop d’auteurs qui ne disent rien de leur parti pris, il faut préciser le nôtre, ne pas penser à la place du lecteur » .

Plus de soixante-dix auteurs ont travaillé sous la direction de Claude Liauzu, et quatre historiens (Hélène d’Almeida-Topor, Pierre Brocheux, Myriam Cottias et Jean-Marc Regnault) l’ont aidé pour la coordination de cet ouvrage imposant ­ si imposant, d’ailleurs, que l’index n’a pu être intégré à la version sur papier [^2]. L’objectif du volume est « d’étudier la situation coloniale, notion définie par Georges Balandier, c’est-à-dire un ensemble, un système, un régime hors duquel ni le colonisateur ni le colonisé ne peuvent être compris » . Et Claude Liauzu de rappeler comment ceux-ci ont, au fil de l’histoire, « trop souvent été perçus de manière dissociée » . En effet, jusqu’aux années 1950, le colonisé, « privé d’avenir propre, donc aussi de passé » , n’existe pas dans une histoire qui promeut « le bien-fondé de l’expansion, [avec] la parfaite bonne conscience répandue dans les manuels scolaires depuis Jules Ferry et Lavisse » . Puis, après les grands conflits qui mènent aux indépendances, seuls les vainqueurs font l’objet de travaux historiques, avec dans le même temps une « amnésie qui a suivi le refoulement de l’événement traumatique des décolonisations » . Mais, depuis plus d’une décennie, « un mouvement de balancier a ramené les priorités sur la France, qui redécouvre un passé enfoui » , non sans une dose de culpabilité.

Ces dernières années ont donc vu un intérêt renouvelé de la part d’une nouvelle génération d’historiens, qui travaillent aujourd’hui autant sur la société impérialiste que sur la société colonisée. Mais ces études ont mis du temps à se mettre en route et à se faire connaître, les historiens ayant longtemps délaissé les études coloniales. Pensons simplement, alors que les vestiges de l’empire abondent, aux volumineux Lieux de mémoires de Pierre Nora, qui n’y consacrent qu’un seul petit chapitre…

L’un des apports certains de ce dictionnaire est donc de permettre de s’interroger sur « ces variations de mémoires » en privilégiant une approche qui est au coeur du questionnement des historiens aujourd’hui, c’est-à-dire « l’étude des relations qui se sont établies entre dominants et dominés, dans une situation de coexistence faite d’échanges et d’apartheid, de résistances et de conflits frontaux, de réinterprétations et de réappropriations » . Aussi Claude Liauzu a-t-il ouvert ce travail à la collaboration de jeunes chercheurs travaillant sur la colonisation, à des historiens étrangers (des États-Unis, d’Afrique et d’Océanie), mais aussi à ceux, quasi-ignorés en « métropole », qui travaillent dans les DOM-TOM, tels Françoise Vergès (Réunion), Jean-Pierre Sainton (Antilles), Sonia Faessel ou Jean-Marc Regnault (Polynésie française)…

Animé d’une volonté de rendre accessibles les connaissances scientifiques, l’ouvrage offre un panorama très complet des différents aspects du sujet par ses nombreuses entrées, augmentées d’une présentation historique liminaire des « temps forts » de l’histoire coloniale française. Mais, point de vue innovant chez des historiens hexagonaux, les auteurs observent aussi comment la colonisation continue de laisser une empreinte sur les diverses sociétés contemporaines, qu’elles aient été colonisées ou colonisatrices, et l’auteur n’hésite pas à mentionner cette approche par le nom qu’elle porte aux États-Unis : postcoloniale. Ce qui reste exceptionnel et courageux dans le champ académique français.

On trouve ainsi certaines entrées assez inattendues au premier abord, comme celles consacrées à Zinedine Zidane, à l’environnement ou au sport, avec des explications sur l’universalisation du football ou l’indianisation du cricket… Mais, soucieux également de ne pas s’enfermer dans une étiquette synonyme quelquefois d’une perception systématique du présent en fonction du passé, Claude Liauzu privilégie le concept de métissage, pour mieux observer les écarts empruntés par les sociétés contemporaines par rapport à leur « modèle » initial. Aussi, pour l’historien, à l’heure de la réduction considérable des frontières spatiotemporelles, « par sociétés postcoloniales, il faut comprendre des sociétés mondialisées » . La diversité est une richesse pour l’avenir, l’histoire peut aider à la penser. Claude Liauzu y a contribué toute sa vie.

[^2]: Elle est téléchargeable sur Internet, .

Idées
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