Les sondages faussent-ils la démocratie ?

Si la fiabilité des enquêtes d’opinion est moins en cause que leur usage, leur multiplication, qui obéit à une logique de marché, tend à contaminer tout l’espace politique.

Michel Soudais  et  Jean-Baptiste Quiot  et  Pauline Graulle  • 12 juillet 2007 abonné·es
Les sondages faussent-ils la démocratie ?

Les sondages nous envahissent. Jamais les électeurs n’ont autant été sondés que lors de la dernière présidentielle. À en croire un recensement de la commission des sondages, organisme chargé du contrôle de leur régularité, près de 260 enquêtes d’opinion ont été réalisées pour ce seul scrutin contre « seulement » 193 en 2002 et 157 en 1995. Et, depuis le 6 mai, l’inflation continue. Les instituts, qui, dès 2005, s’enquerraient de savoir quelle était la personnalité socialiste que les sympathisants socialistes préféraient voir désignée pour l’élection de 2007, multiplient les coups de sonde pour déterminer qui ferait un bon premier secrétaire du PS. Quand ils ne testent pas les projets de loi du gouvernement, avant même que leur contenu soit précisément connu. La moindre « compétition », la plus petite mesure sont désormais prétextes à interroger l’opinion. Cette omniprésence des sondages suscite lassitude, indifférence ou méfiance. Elle finit même par agacer des journalistes, lassés d’être changés en commentateurs des enquêtes d’opinion. La société des rédacteurs du Figaro a ainsi récemment relayé les plaintes de certains des siens, lors d’une réunion avec Nicolas Beytout : depuis le début de l’année, le quotidien de Serge Dassault aurait eu recours à plus de cinquante études de l’institut Opinion Way, contesté par ailleurs pour sa méthodologie.

Illustration - Les sondages faussent-ils la démocratie ?

Il y a peu de chance toutefois que ce vent de fronde ait raison du recours croissant aux augures sondagiers. Car les intérêts commerciaux des instituts qui les réalisent et des patrons de presse qui les publient s’épaulent. Pour les premiers, les études d’opinion, malgré leur nombre croissant, restent une activité marginale. Le véritable moteur de leurs affaires est constitué par les études de marché destinées aux entreprises. « Les sondages politiques ne comptent que pour 2 % du chiffre d’affaires de la Sofres, qui atteint pourtant 300 millions de francs » , expliquait en 1996, Pierre Weill, PDG de la Sema-Sofres pendant trente ans. L’intérêt des sondages politiques est, pour les instituts, plus stratégique qu’économique : ils leur assurent visibilité et notoriété. D’où un démarchage effréné des rédactions, inhabituel jusqu’à la campagne présidentielle, pour offrir des études inédites sur les sujets politiques les plus divers aux journalistes en mal d’inspiration. Pour les commanditaires, toute enquête d’opinion génère des reprises radio-télé (essentiellement), sous forme de brèves ou de commentaires qui leur assurent une publicité et donc une notoriété appréciables dans un environnement de forte concurrence entre les titres.

Cette explication triviale est une des causes des limites scientifiques des sondages. Selon Patrick Lehingue, professeur de science politique à Amiens, l’exigence de rentabilité des instituts limite de facto le budget des sondages politiques et donc leur scientificité. « La précision coûte très cher », d’où une réduction de la taille des échantillons standards au fil des années : 5 000 personnes, avant-guerre, 2 000 pour l’Ifop après-guerre, puis 1 000, voire 400 à 800 de nos jours. Or, d’après la loi du mathématicien Gauss, la marge d’erreur augmente logiquement quand la taille de l’échantillon diminue. « Ces économies se payent d’incertitudes de plus en plus conséquentes, dans le même temps où les commentaires semblent de plus en plus assurés » , note-t-il. De plus, cette réduction des échantillons s’accompagne d’une sélection par « quotas » qui prétend reproduire les principales différences de la société, mais dont la détermination d’une marge d’erreur est mathématiquement impossible. Enfin, la généralisation des enquêtes par téléphone, alors qu’une part croissante de la population (18 % en 2005) n’a pas de téléphone fixe, notamment les jeunes et les catégories à faible revenu, accroît le risque d’imprécision, que renforce le refus de répondre de nombreux sondés (un sur deux aux États-Unis).
Pour pallier ce manque de précision, les sondeurs ont alors recours à des redressements. Ce qu’ils appellent eux-mêmes « leur cuisine » . En raison de l’expérience accumulée et de la confrontation aux résultats réels, « les enquêtes préélectorales sont probablement les plus fiables » , admet Patrick Lehingue. De fait, les instituts, qui en 2002 n’avaient pas su prévoir le duel Chirac-Le Pen au deuxième tour, ont cette fois vu juste. Depuis le 15 janvier, 148 des 152 sondages effectués par les six grands instituts (Ipsos, BVA, LH2, Sofres, CSA, Ifop) avaient annoncé le succès de Nicolas Sarkozy. Ils ne s’étaient pas trompés non plus lors du référendum du 29 mai 2005 : dès la mi-mars, CSA avait annoncé une victoire du « non ».

Cette apparente fiabilité accréditerait presque le souci légitime d’informer, mis en avant pour justifier que l’on interroge sans cesse plus de panels, n’était la question de l’usage des sondages. Pour les sondeurs, la cause est entendue. Le sondage est « une information contre une rumeur » , assure Roland Cayrol, directeur de CSA, pour qui les périodes d’interdiction des sondages laissent libre cours à toutes sortes de rumeurs, à des sondages fallacieux, voire à l’intox, notamment sur Internet. « La publication de sondages dans cette période est un moyen de connaître le rapport entre les forces en lice » , écrit-il dans un récent plaidoyer [^2]. Le moyen qu’a l’électeur de savoir où il met son vote : Jospin baisse dangereusement ? « Le sympathisant socialiste […] sait quelle responsabilité il prend en ne votant pas pour lui. » Jospin caracole en tête ? Le même « se dira que le résultat du premier tour est acquis d’avance et qu’il peut se permettre un “écart”. »
Fort de cet exemple, Roland Cayrol ne doute pas que le sondage soit « un moyen de responsabiliser les électeurs » . Il joue auprès du candidat et des électeurs le même rôle que les « ardoisiers » du Tour de France, « qui brandissent devant les coureurs une ardoise sur laquelle est inscrit le nombre de minutes qui séparent du peloton les coureurs qui ont fait une échappée » et « aident chaque coureur à calculer sa stratégie de course par rapport aux autres » . Et « une démocratie moderne qui responsabilise le citoyen doit l’accepter pleinement, sous peine de porter atteinte à sa liberté ».

Mais quelle est la responsabilité du sondeur qui « teste » une Ségolène Royal auprès de l’opinion un an avant qu’elle ne déclare réellement sa candidature ? Quand le sondeur argue du souhait de supposés sympathisants socialistes à l’approche d’une désignation qui relève de la seule souveraineté des adhérents du PS, l’observateur ne devient-il pas acteur ? Et que dire du choix de l’Ifop et d’Ipsos de présumer, à la mi-février, une victoire de François Bayrou au second tour dans tous les cas de figure, alors que rien ne permettait d’envisager que le leader centriste passe le premier ? Le résultat a été une crédibilisation artificielle du candidat de l’UDF, qui a vu gonfler, temporairement, les intentions de vote en sa faveur. L’influence des sondages sur notre démocratie est peut-être un mal inévitable. Mais la démocratie est pervertie quand cette influence est instrumentalisée.

[^2]: La Revanche de l’opinion, Roland Cayrol, Jacob-Duvernet, 205 p., 18 euros.

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