Fils croisés

En mêlant passé et présent, Nicolas Philibert propose une réflexion sur la filiation et sur le poids des images dans le réel.

Ingrid Merckx  • 4 octobre 2007 abonné·es

Difficile de ne pas penser à Secteur 545 devant Retour en Normandie . Parce que, comme le film de Pierre Creton (2006), le dernier documentaire de Nicolas Philibert est un film de territoire. Presque le même d’ailleurs, quelque part dans les bocages normands. Avec une présence animale assez forte~: des vaches dans Secteur 545 , des cochons dans Retour en Normandie . Avec des figures locales attachées à ce territoire. Et une question centrale, chaque fois. L’enjeu diffère néanmoins. «~Quelle différence entre l’homme et l’animal~? » , demandait Pierre Creton. « Quelles traces le tournage de Moi, Pierre Rivière a-t-il laissé dans vos vies ? » , interroge Nicolas Philibert.

Pour réaliser ce film, en 1975, sur l’affaire Pierre Rivière (jeune Normand qui, après avoir égorgé sa mère, sa soeur et son frère en 1835, a expliqué les raisons de son geste dans des mémoires exceptionnelles), René Allio a tenu à prendre des gens de la région du drame pour les rôles principaux. Des « englués de la condition paysanne » , précise Nicolas Philibert, qui, premier assistant à la mise en scène sur ce film, était chargé de les recruter. D’un point de vue économique, «~on n’était pas beaucoup moins englués que nos héros~» , ajoute-t-il, rapprochant ainsi la paysannerie et la cinématographie, deux économies a priori dissemblables.

Et pourtant. Tandis que les «~vrais faux acteurs~» se laissaient aller à la magie du cinéma, René Allio peinait à décrocher les financements nécessaires à son film. Tandis que le cinéaste se heurtait aux contingences, les paysans, eux, s’en décollaient pour « jouer » un fait divers. Un fait divers qui, aussi sinistre soit-il, a, grâce au film, laissé une empreinte plutôt heureuse chez chacun d’eux. Comment le documentaire, qui reconstruit le réel, marque-t-il le réel~? Avec Retour en Normandie, Nicolas Philibert entame une réflexion à étages sur le cinéma. Pourquoi ce besoin de retourner là-bas, trente ans après~? Que sont ces gens devenus~? Que reste-t-il du film d’Allio et du souvenir du cinéaste~? Enfin, quel documentariste Nicolas Philibert est-il devenu~? Une question d’autant plus brûlante que le film de Philibert, en couleur, est entrecoupé de scènes du film d’Allio, en noir et blanc.

Le tissage va au-delà du simple fait de donner envie de (re)voir Moi, Pierre Rivière . En prenant le risque de monter ses images avec celles du «~maître~», le réalisateur d’ Être et Avoir induit aussi une réflexion sur la filiation (René Allio pour Nicolas Philibert, René Allio pour Claude Herbert, qui interprète Pierre Rivière, Nicolas Philibert et son père…).

Filiation des images aussi~: d’où viennent-elles, à quoi renvoient-elles, quelles autres images engendrent-elles ? C’est peu de dire que Retour en Normandie est un hommage à René Allio. C’est peu de dire qu’il est également un hommage aux paysans qui ont joué dans son film, et dont Nicolas Philibert réussit, en passant un moment avec chacun, à traduire un peu de ce qui fait et fonde leur existence. C’est enfin un hommage au cinéma en tant que matrice : l’histoire tragique de Pierre Rivière, survenue en 1835, a été une belle expérience pour un groupe de personnes en 1975, le point de départ de la carrière de Nicolas Philibert, âgé de 24 ans, et l’occasion pour les spectateurs de 2007 de reposer la question de la responsabilité pénale des déficients mentaux, comme il y a trente ans. Ou de la folie, comme il y a cent quarante ans. Présence de René Allio. Croisements d’images. Co-incidences.

Culture
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