Femmes entreprenantes

Pour combattre l’isolement des quartiers dits « sensibles », les actions de proximité foisonnent, qui visent à créer du lien social par l’économie solidaire. Trois exemples au féminin dans le département de l’Essonne.

Pauline Graulle  • 21 février 2008 abonné·es

Elles sont trois. Mathy, Fatiha, et Ghislaine. Trois à avoir décidé, à leur manière, de prendre en main leurs voisins, leur quartier ou la cité limitrophe. Mathy Kenya est à la tête de l’association Vie enfance espoir~91. Aux pieds du grand ensemble Grigny~2, elle tient chaque semaine un stand d’information sur le sida au sein du Point information jeunesse (PIJ) de la ville. Comparée à Aides, l’ONG qui l’épaule, Vie enfance espoir~91 fait figure de petite souris. Mais Mathy a le verbe haut et le parler franc. Derrière une table d’écolière recouverte de prospectus, elle alpague les jeunes Grignois qui se dirigent immanquablement vers la salle informatique du PIJ.

Baggies et casquettes s’approchent, tout à coup timides. «~Alors mon fils, qu’est-ce que tu connais du VIH~?~» , lance Mathy en guise d’entrée en matière. Puis elle répète inlassablement les mêmes informations~: présentation de l’association et distribution commentée de plaquettes de sensibilisation en arabe, en français et en créole. Car la proximité est aussi culturelle~: « ~ Pour nous qui venons d’Afrique, le VIH, c’est tabou , explique cette originaire du Congo (RDC) qui fut pendant quinze ans aide-soignante à l’hôpital. Quand j’ai commencé à faire de l’information au centre commercial de l’Agora [à Évry, ndlr] , les gens disaient: « Une Noire qui parle de préservatifs, c’est une dévergondée~! » Mais ce n’est pas grave, parce qu’ils reviennent quand même…~» L’économie solidaire, elle connaît par coeur.

Engagée dans la création de la branche départementale du Collectif pour l’économie solidaire en Île-de-France, le Cesif91~(Voir Politis n°987.), Mathy fut initiée par les «~tontines~», un système de cotisation proche du microcrédit importé d’Afrique, consistant à s’entraider financièrement à tour de rôle. Toujours dans l’optique d’intervenir auprès des familles sub-subsahariennes, Mathy a mis en place un atelier de couture au sein de la Grande Borne, la cité où elle vit. Autour des machines à coudre et des tissus chamarrés, elle lance la discussion sur le sida avec une vingtaine de femmes africaines, souvent concernées par la polygamie. Cet atelier leur permet de sortir de chez elles tout en valorisant leur savoir-faire. En partenariat avec l’Agence pour le développement de l’économie locale(Adel), Vie enfance espoir~91 vient d’ailleurs de lancer un magasin proposant les vêtements qui y sont réalisés. Un espace de distribution bien utile dans cette cité désertée par les petits commerces.

Àquelques centaines de mètres de la Grande Borne, c’est d’un autre quartier, jadis tranquille, aujourd’hui estampillé «~zone sensible~», que s’occupe Fatiha Imécaoudène. Postée au coeur de La Cilof ­du nom du constructeur qui bâtit, dans les années1960, les 56tours tristounettes­, Fatiha dirige tambour battant la Régie de quartier Viry-Châtillon/Grigny. Cette association, qui s’autofinance à 80% et que Fatiha gère bon an mal an «~comme une entreprise~» , réalise 1,4million d’euros de chiffre d’affaires et emploie quarante-deux salariés. Mais pas n’importe lesquels: SDF, alcooliques, anciens prisonniers, les rejetés du marché de l’emploi trouvent, via les partenariats économiques tissés par Fatiha, des postes plus ou moins qualifiés, rémunérés un peu au-dessus du Smic: entretien des espaces verts de la cité, nettoyage des graffitis sur les murs des HLM, médiation des conflits de voisinage… «Nous facturons le travail 10~% moins cher, mais les entreprises partenaires doivent assurer une contrepartie sociale» , explique-t-elle. Car, à la Régie, les salariés sont accompagnés dans leurs démarches quotidiennes~: « ~ Je peux les aider à trouver un logement, une garde pour les enfants… J’évite de recruter des jeunes qui n’ont aucune expérience professionnelle, car ils ne doivent pas avoir l’illusion que le marché du travail, c’est un cocon~» , insiste Fatiha. Et d’évoquer ses difficultés à joindre les deux bouts entre l’économique et le solidaire: interminable attente des subventions quand il faut pourtant payer les salaires, entreprises qui facturent trois mois en retard… «~Investir dans l’humain~» n’est pas si facile. «~Ce travail est épuisant. Mais il faut tenir car nous sommes le dernier maillon de la chaîne~» , confie-t-elle dans un sourire.

Ce grand écart parfois douloureux, Ghislaine Guezard, une autre équilibriste locale de l’économie solidaire, le pratique aussi au jour le jour. En 1998, un grand rassemblement de 300femmes est organisé à Viry-Châtillon. Elle décide alors de poursuivre l’aventure avec une vingtaine d’entre elles et monte un projet qui donne naissance, quelques années plus tard, au restaurant-traiteur Aux saveurs de Yénéka («~femme~» en grec). Dans ce restau associatif qui emploie six femmes en contrat d’insertion, il y a deux critères d’embauche: savoir lire, écrire et compter, et aimer faire la cuisine. Issues de l’immigration, toutes chômeuses de longue durée ou RMIstes, souvent mères célibataires, les salariées sont les premières exclues d’un système qui ne souffre pas que le travail puisse être compatible avec une vie de famille. « ~ J’ai reçu dans mon bureau une jeune femme qui, pour gagner sa vie, était obligée de faire des ménages le matin et de travailler le soir, en horaires décalés, à l’Hippopotamus *. Elle n’a pas osé dire à son employeur qu’elle avait un enfant. Et des cas comme celui-ci, j’en vois tous les jours* ~ » , soupire Ghislaine.

Si le restaurant est soutenu financièrement par le département, et si la commune en est le plus gros client, il faut quand même faire des recettes, dans un secteur qui se porte mal. Pas toujours simple puisqu’ « ~ il faut longuement former ces salariées parfois fatiguées de ne s’être jamais occupées d’elles-mêmes , souligne Ghislaine. Mais je l’ai choisi, j’assume ~ » .

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