« Foucault est moderne parce qu’il pense à partir du présent »

Le philosophe Frédéric Gros a établi l’édition du cours au Collège de France de Michel Foucault en 1982-1983, et contribué à la présentation de la thèse du philosophe sur « l’Anthropologie » de Kant. Il revient sur ces deux inédits.

Olivier Doubre  • 20 mars 2008 abonné·es

Dans le cours que Michel Foucault a donné au Collège de France pendant l’année 1982-1983, il analyse la notion de parrêsia , «franc-parler» en grec ancien, qui permet d’affirmer des vérités face au pouvoir. En quoi cette notion lui sert-elle à penser le rapport entre vérité et démocratie ?

Frédéric Gros : La parrêsia permet surtout à Foucault de définir une condition éthique de la démocratie. Les conditions formelles de la démocratie sont connues. Elles consistent dans l’égalité de tous devant la loi, la représentativité sociale des élus, l’application de la règle majoritaire, l’accès de tous à l’expression libre des opinions, etc. Mais Foucault veut aussi montrer qu’il existe des conditions éthiques au fonctionnement démocratique, c’est-à-dire concernant l’inscription d’une subjectivité dans un jeu politique, et ce que cette inscription peut finalement requérir d’engagement vivant.

Le courage de dire vrai, en tant qu’il s’oppose à la flatterie des rhéteurs, apparaît à Foucault comme nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. Sans ce courage, qui est le courage de dire et de défendre ses convictions ou sa conception du bien commun, mais aussi d’écouter et d’entendre ce que requiert l’urgence d’un présent, la démocratie se condamne à verser dans un populisme démagogique incapable de supporter la vérité. C’est quand la démocratie athénienne s’est pervertie que la parrêsia a dû changer de sens, nous dit Foucault, en se redéfinissant comme conseil avisé au Prince et transformation d’une âme.

Mais il s’agit toujours, ici et là, de souligner une dimension de risque. Car il ne suffit pas de dire vrai pour être dans la parrêsia . Il faut que cette parole de vérité comporte un risque pour celui qui l’énonce : le risque de déclencher la colère ou la haine de celui ou ceux auxquels elle s’adresse. C’est la fameuse scène, tellement étudiée par Foucault car exemplaire, de Platon confronté au tyran de Syracuse, Platon qui adresse au monarque irrité un discours sur la justice, au péril même de sa vie.

Foucault travaille aussi l’idée de «souci de soi», de penser par soi-même, en montrant qu’on «ne peut pas s’occuper de soi-même sans s’occuper des autres» . Comment utilise-t-il cette notion pour penser le rapport des individus au pouvoir ?

L’ensemble du cours est en effet consacré au problème de la relation entre le souci de soi et le souci des autres, et plus particulièrement encore entre le gouvernement de soi et le gouvernement des autres. La question du politique est, par là, encore une fois, posée comme indissociable de l’inscription éthique. Le problème pour Foucault n’est pas de faire une analyse des structures constitutionnelles du pouvoir, mais de montrer quel style de subjectivation peut être requis dans l’agir politique.

Dans le cours de l’année précédente au Collège de France ( l’Herméneutique du sujet ), Foucault avait désigné ce rapport à soi comme possibilité de résistance. Il apparaissait alors que le souci de soi pouvait être, pour le pouvoir, une source de contestation. En 1983, l’articulation entre éthique et politique est largement plus positive. Il ne s’agit plus de penser le sujet comme apriori résistant à des gouvernementalités qui tenteraient de le contrôler, mais de montrer comment un sujet « entre » en politique, en se constituant dans un certain rapport à l’autre, mais aussi à sa propre parole de vérité.

Périclès s’adressant à ses concitoyens au moment de la guerre du Péloponnèse ou Platon s’adressant au tyran de Syracuse sont deux illustrations de cet engagement éthico-politique. En politique, le souci de soi s’articule sur le souci des autres à partir d’un dire vrai. Il ne s’agit pas seulement d’accompagner ou d’aider, mais d’introduire dans le jeu politique le tranchant d’une parole de vérité. C’est largement une éthique de l’intellectuel que Foucault tente par là de formuler.

Le Cours au Collège de France commence par une étude minutieuse de l’article de Kant «Qu’est-ce que les Lumières ?» où, pour Foucault, «le philosophe ne peut pas éviter de poser la question de son appartenance au présent» . C’est son propre rapport au présent (et à la modernité) qu’il travaille…

L’étude de l’opuscule de Kant sur les Lumières lui permet de définir la « modernité philosophique » . Cette modernité consiste, pour la philosophie, à ne pas se trouver légitimée à penser du fait de son histoire. Je veux dire que l’existence comme telle de textes comme les Méditations de Descartes ou le Parménide de Platon n’autorisent pas absolument à penser, dans un long exercice de répétition d’un impensé fondateur, toujours relancé parce que déplacé par le commentaire. La philosophie moderne est celle qui pense à partir d’une convocation par le présent : ce qui fait penser, ce n’est pas l’histoire immémoriale de la réflexion philosophique, mais l’urgence d’un questionnement présent. Ce qui n’empêche pas la philosophie « moderne » de trouver (comme le fait Foucault) dans la lecture des Anciens de quoi inquiéter cette actualité. Car ce n’est pas une question d’objet. Il ne s’agit pas de dire qu’est moderne une philosophie qui pense le présent, mais une philosophie qui pense à partir du présent. Il faut replacer absolument cette détermination et l’usage par Foucault de Kant dans le cadre d’un dialogue avec Habermas. Foucault se revendique, dans ce cours, à la fois comme kantien et moderne, mais pas à la manière de son collègue de Francfort : il est moderne (et absolument pas « postmoderne ») parce qu’il pense à partir du présent, et non de l’histoire de la philosophie ; il est kantien parce que, comme le Kant de l’opuscule sur les Lumières, il pose des conditions éthiques à la pensée, irréductibles à la lucidité transcendantale : le courage de la vérité.

Vous expliquez dans votre préface que l’ Introduction de Foucault (1964) à l’ Anthropologie de Kant annonce en quelque sorte son archéologie des sciences humaines que sera les Mots et les Choses (1966). De quelle manière annonce-t-elle cet ouvrage?

La longue introduction de Foucault à sa traduction à l’ Anthropologie constitue un texte très ambigu, finalement obscur mais très stimulant. C’est d’abord un texte qui fait apparaître un premier travail autour des notions d’« usage » et de « souci », dont on sait l’importance qu’elles auront par la suite.

Mais il s’agit surtout pour Foucault de mettre en scène un Kant qui serait lu avec les lunettes de Nietzsche, c’est-à-dire d’y explorer une pensée de la limite qui ne soit pas un réductionnisme anthropologique. Kant, pour Foucault, n’est pas le premier des psychologues. Il ne pose pas, avec son Anthropologie , la base conceptuelle des sciences humaines. Il pense la limite, mais pas comme simple positivité : comme être de la limite.

C’est ce travail qui sert finalement d’ouverture aux Mots et les Choses . Non pas qu’y soit dessinée la place que Foucault donnera à Kant dans l’ouvrage de 1966, mais parce qu’un certain sens de la limite et de la finitude s’y dessine, qui à la fois annonce le dispositif épistémique et, en même temps, l’expérience moderne et ce qui ne cesse de la déborder dès qu’on la pense.

Idées
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