Par principe démocratique

Thomas Coutrot* analyse le dernier ouvrage de Marc Fleurbaey, spécialiste d’équité économique, de politiques de redistribution et de justice sociale.

Thomas Coutrot  • 13 mars 2008 abonné·es

Marc Fleurbaey propose une réflexion précieuse dans le contexte de profond désarroi théorique et stratégique qui a amené la gauche critique française à se désigner comme «antilibérale», un terme à la fois négatif et confus. Économiste et philosophe, Fleurbaey ne se paie pas de mots ni de concepts, mais les manie avec rigueur et précision.

La «démocratie» est souvent à tort confondue avec les libertés politiques classiques (liberté de presse, d’association, suffrage universel, etc.). Fleurbaey préfère parler dans son dernier ouvrage du «principe démocratique», qui va bien au-delà des acquis ­certes fondamentaux­ du libéralisme politique: ce principe selon lequel «toute décision doit être prise par ceux qu’elle concerne, et le pouvoir de décision doit être réparti en fonction des intérêts en jeu» . Le principe démocratique suppose donc que l’égalité soit en permanence activement recherchée, de façon à ce que les pouvoirs de décision ­politiques et économiques­ ne se concentrent pas dans les mains d’une minorité.

On voit d’emblée, en suivant Fleurbaey, que le principe démocratique est contradictoire avec le capitalisme. En effet, selon ce principe, les décisions économiques doivent être prises par ceux qu’elles affectent. Mais les détenteurs de capitaux, dont le portefeuille est en général diversifié, dépendent beaucoup moins du devenir de l’entreprise que les salariés ou les riverains, et devraient donc disposer de moins de droits et de pouvoirs que ceux-ci. On voit enfin que la concentration des richesses et des pouvoirs, immanente aux logiques capitalistes et étatistes, contredit la participation égale de tous aux décisions. C’est pourquoi «la logique démocratique, poussée à son terme, aboutit au dépassement du capitalisme» , et, pourrait-on ajouter, de l’étatisme.

Première piste pour accroître la puissance du principe démocratique: «refonder l’égalité» . Il s’agit de mieux distribuer les ressources ­revenus, mais aussi éducation, santé, réseaux sociaux, etc.­ qui permettent à chacun(e) de mener une vie autonome sans tomber dans la dépendance vis à vis d’autrui ou de l’État. Propositions: un impôt sur le revenu progressif et mondialisé, des taxes globales, le plafonnement des héritages, l’instauration d’un revenu minimum, et une plus grande égalité des ressources éducatives (vers 100% d’une génération au niveau du bac).

Deuxième piste, «approfondir la démocratie» via un contrôle social des décisions économiques, sociales et écologiques autant que politiques. Cela implique l’égalité d’accès à la délibération, c’est-à-dire le financement public de médias civiques. Fleurbaey suggère aussi d’instaurer une durée maximale d’exercice de la représentation politique, «supprimant ainsi la possibilité de faire carrière dans ce domaine» . Surtout, «la question de la démocratie dans l’entreprise est centrale pour la structuration d’ensemble du système social» .

Troisième piste, «apprivoiser l’échange» : il s’agit non pas de rejeter mais de domestiquer le marché. L’échange marchand entre deux partenaires inégaux (prostitution, achat d’organes… ou salariat) n’est pas une manifestation de la liberté mais un instrument d’exploitation. En réalité, «les transactions volontaires ne sont saines qu’entre égaux» . Conséquence logique et radicale: «Une économie de marché où la démocratie d’entreprise serait la règle générale suppose donc que les droits démocratiques des travailleurs soient inaliénables» , autrement dit, que personne ne puisse échanger son droit de vote dans l’entreprise contre un salaire, pas plus qu’on ne peut aujourd’hui légalement vendre son bulletin de vote aux élections.

Fleurbaey offre de quoi orienter la réflexion et l’action vers l’objectif qui pourrait bien être la définition du socialisme du XXIesiècle : l’hégémonie du principe démocratique sur les logiques étatiste et capitaliste.

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