À la pointe des sciences humaines

Créé quelques mois après Mai 68, le « Centre universitaire expérimental » de Vincennes est le refuge de toutes les contestations, mais aussi le carrefour des avancées de la recherche en sciences sociales durant la décennie 1970.

Olivier Doubre  • 30 avril 2008 abonné·es

Illustration - À la pointe des sciences humaines


Un cours de l’historien Jean-Louis Flandrin, en novembre 1971. / JEAN-PIERRE TARTRAT/COLL CMV

L’image est connue : au milieu d’une salle bondée de jeunes gens aux cheveux souvent longs et – détail impensable aujourd’hui – tirant pour la plupart sur leur cigarette, Gilles Deleuze est assis à une table entre deux étudiants, sans estrade, au même niveau que son auditoire. Le philosophe, fidèle aux principes de Paris-VIII qui proscrivent le cours magistral, se refuse en effet à enseigner dans un véritable amphithéatre, plus vaste…

Retour au début de l’année 1969 : au soir du 23 janvier, les CRS chargent des ­groupes ­d’étudiants, auxquels se sont joints certains professeurs – dont Michel Foucault –, éparpillés autour des bâtiments de la nouvelle université Paris-VIII. Le Centre univertaire expérimental de Vincennes connaît là sa première grève – et ses premiers affrontements avec la police. « Cette nuit-là, Michel Foucault va faire son entrée dans la geste gauchiste », explique Didier Eribon dans sa biographie du philosophe [^2]. Si, comme le rappelle l’ami de Foucault, l’historien Paul Veyne, dans un ouvrage qu’il vient de lui consacrer [^3], l’auteur des Mots et les choses avait « personnellement un préjugé favorable pour toute révolte », celui-ci n’a pas assisté, et encore moins participé, aux événements de Mai 68, puisqu’il enseignait alors à ­l’université de Tunis.

Rentré à Paris dans les jours qui ont suivi, Foucault, « l’une des étoiles du structuralisme », est nommé peu après à la tête du département de philosophie de Paris-VIII, en charge du recrutement des enseignants. C’est assurément « la nouvelle la plus spectaculaire » concernant la création de cette université, selon les mots de l’historien François Dosse [^4]. Une décision prise par la Commission d’orientation, qui doit beaucoup à l’énergie d’Hélène Cixous et qui comprend, à l’été 1968, Roland Barthes, Jean-Pierre Vernant, Jacques Derrida, ­Georges Canguilhem… Si le philosophe ne reste finalement que deux ans à Vincennes (avant de rejoindre le Collège de France en 1970), son passage va marquer durablement autant le positionnement intellectuel du centre universitaire que son engagement politique.

Le « chaudron vincennois » (Dosse) sera en effet, pour toute la décennie 1970, le refuge de tous les gauchismes nés autour du ­mouvement de Mai 68. Cependant, Vincennes est d’abord une université littéraire d’un genre inédit en France, où les sciences humaines vont bénéficier de toutes les avancées de la recherche, des technologies et des méthodes d’enseignement les plus modernes, en se plaçant résolument sous le signe de l’interdisciplinarité. Or, comme l’écrit François Dosse, « puisque la modernisation s’est identifiée au structuralisme, Vincennes sera structuraliste ». Pour la première fois, ce courant de pensée fait en effet son entrée à l’Université.

À peine arrivé, Foucault veut recruter « ce qu’il y a de meilleur », et son intervention ne se limite d’ailleurs pas seulement au département de philosophie. Sur une idée de Jacques Derrida, il contribue aussi à créer un département de psychanalyse, adossé à celui de philosophie, et s’adresse à ­l’École normale supérieure pour recruter les jeunes lacaniens qui ont fondé en 1966 les Cahiers pour l’analyse . Comme le structuralisme, la psychanalyse fait donc son entrée dans une université et, avec seize séminaires, tous les enseignants, sous la direction de Serge Leclaire, sont membres de l’École freudienne de Paris de Jacques Lacan…

En philosophie, Foucault s’adresse d’abord à Gilles Deleuze, qui, alors trop malade, refuse dans un premier temps (il ne rejoint Vincennes qu’après le départ de Foucault, en 1970). Il sollicite ensuite les jeunes « althussériens » comme Jacques Rancière et Alain Badiou (tous deux maoïstes), ou Étienne Balibar (qui, lui, est membre du PCF). Un savant équilibre politique doit en effet être respecté : Foucault fait venir également Jean-François Lyotard, philosophe du désir, et Henri Weber, dirigeant national de la Ligue communiste. Enfin, pour apaiser les conflits incessants, François Châtelet, homme de concorde et grand historien de la philosophie, rejoint Foucault avant de lui succéder à la direction du bouillonnant département. La presse de droite ne cesse d’ailleurs de dénoncer le « repaire gauchiste » (l’Aurore).

Il faut reconnaître que les intitulés des cours de philosophie les premières années ne sauraient donner tort à cette appréciation : « La deuxième étape du marxisme-­léninisme : le stalinisme » par Jacques Rancière, « Troisième étape du marxisme-léninisme : le maoïsme » par Judith Miller, « La dialectique marxiste » par Alain Badiou…

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Claude Mauriac et Michel Foucault en 1972. / AFP

Toutefois, se limiter à cette ­approche serait très réducteur : Vincennes est surtout le lieu d’une formidable « effervescence intellectuelle » (Eribon), qui demeure après le déclin du gauchisme dans les années 1970, et la liste des professeurs est impressionnante. Car, outre les noms déjà cités, on retrouve en sociologie Robert Castel et Jean-Claude Passeron, en linguistique, Gérard Genette, Jean-Claude Chevalier ou Tzvetan Todorov. En outre, le premier département de cinéma voit le jour à Vincennes, tout comme celui d’économie politique, à l’heure où la mode est à ­l’économétrie…

Les pratiques interdisciplinaires de Vincennes renouvellent ainsi en profondeur les ma­tières enseignées, et l’engagement des intellectuels en politique ou sur des questions de société ne relève pas uniquement du folklore gauchiste (voir encadré). Ainsi, Foucault travaille alors sur l’asile et la prison tout en militant au sein du Groupe information prisons : cet engagement, s’il a non seulement permis certaines conquêtes sur la condition des détenus au cours des années 1970, est aussi à l’origine d’un de ses plus grands ouvrages, Surveiller et punir (1975). Une partie de ses cours à Vincennes porte aussi sur « le discours sur la ­sexualité » : il entame là un des thèmes majeurs de son œuvre, largement développé au Collège de France les années suivantes, qui annoncent son imposante Histoire de la sexualité . À côté des cours, les premières années, des althussériens qui travaillent à « l’implantation dans les masses étudiantes de la prépondérance théorique du marxisme-léninisme » (sic), Deleuze fait cours, entre 1970 et 1972, sur la libido et le travail, la psychanalyse et ses mythes, Marx et Freud, la schizophrénie. Des thèmes qui annoncent la publication d’un des ­ouvrages majeurs de la décennie, salué encore aujourd’hui pour son contenu décapant, l’Anti-Œdipe , premier tome de Capitalisme et schizophrénie (écrit avec Félix Guatari, Minuit, 1972). De même, le courant de l’antipsychiatrie doit largement au travail de Deleuze-Guattari et d’autres, et fut enseigné pour la première fois à Vincennes.

Certains dénigrent aujourd’hui le symbole que constitue Vincennes en matière de pédagogie ; pourtant, la diffusion de la parole, l’écoute des étudiants, l’ouverture sur les disciplines voisines, qui en sont les principes directeurs, demeurent des acquis pour les méthodes d’enseignement sur lesquels personne ne pense sérieusement à revenir. Quant aux contenus, comme le montre François Cusset dans son French Theory (La Découverte, 2003), les recherches et publications de nombre d’intellectuels français des années 1970, dont la plupart sont passés par Vincennes, continuent d’occuper les travaux des plus grands penseurs anglo-saxons contemporains, de Judith Butler à Fredric Jameson, de Stanley Fish à Gayatri Spivak. Deleuze, Derrida, Lyotard, Foucault, Barthes, Vernant, etc. Où trouverait-on aujourd’hui une telle richesse intellectuelle ainsi rassemblée ? Nicolas Sarkozy n’a pas la réponse.

[^2]: Michel Foucault, Flammarion, 1991.

[^3]: Foucault, sa pensée, sa personne, Paul Veyne, Albin Michel, 224 p., 16 euros.

[^4]: Histoire du structuralisme (2 tomes, La Découverte, 1992). Voir aussi son article « Vincennes : entre science et utopies » dans le récent 68, une histoire collective (1962-1981) , Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel (dir.), La Découverte, 848 p., 28 euros.

Société
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