Le pactole des droits à polluer

Le marché européen des quotas d’émission de CO2, censé provoquer une diminution des gaz à effet de serre, génère surtout d’énormes rentes pour les plus gros pollueurs.

Patrick Piro  • 17 avril 2008 abonné·es

Jusqu’à 71 milliards d’euros de bénéfices d’ici à 2012, et sans rien faire ! On les appelle « les profits tombés du ciel » , issus du marché européen des « droits à polluer ». Et ils reviennent essentiellement aux producteurs d’électricité à partir du charbon ­ le combustible qui émet le plus de gaz carbonique (CO2), le principal gaz à effet de serre.

Illustration - Le pactole des droits à polluer


La valeur de la tonne de CO2 est passée de 7 euros en 2005 à 30 euros en 2006… puis 0,04 euro fin 2007.
COFFRINI/AFP

Il est temps de mettre fin à cette prime immorale aux « pollueurs payés » , affirme le WWF, qui a commandé un rapport sur le sujet au bureau d’étude Point Carbon [^2]. Mais elle est tout simplement inscrite « dans les gènes » du Système communautaire d’échange de quotas d’émissions (SCEQE), dit « marché de droits à polluer ». Lancé en 2005 par l’Union européenne, il devait inciter les plus gros pollueurs de l’industrie lourde à réduire leurs émissions de CO2. Soit 11 500 installations responsables de 42 % des émissions industrielles : sidérurgie, cimenteries, raffineries, usines à papier, verreries et, surtout, la production d’électricité à partir d’énergies fossiles (charbon et gaz essentiellement), qui compte pour les deux tiers des émissions de ce club des gros émetteurs.

Chaque industriel s’est vu attribuer, pour la période 2005-2007, des «~quotas d’émission~» qu’il «~consomme~» pour chaque tonne de CO2 émise : si ses émissions ont dépassé ses quotas, il est pénalisé. Pour l’éviter, il peut réduire ses émissions ou, à défaut, acheter des quotas à des industriels qui ont limité leurs émissions en deçà de leur plafond. Le pari de ce commerce de « droits à polluer » : minimiser le coût global de la réduction des émissions. Les industriels à qui cela coûte le moins cher devraient engager les premiers efforts, quand les autres trouveront avantage à acheter des quotas supplémentaires.

La valeur du quota (ou de la tonne de CO2) ? Elle découle du nombre de quotas mis en circulation, résultat de pinaillages entre Bruxelles, les gouvernements et les industriels. Elle s’est établie à 7 euros début 2005, avant de grimper rapidement pour approcher 30 euros début 2006. Car les producteurs d’électricité ont alimenté la demande. En effet, c’est le secteur qui a reçu le moins de quotas en proportion de ses émissions prévisibles : en la quasi-absence de marché international (hors Union) de l’électricité [^3], les pouvoirs publics ont estimé qu’il serait peu pénalisé par rapport à la concurrence extracommunautaire par les contraintes de réduction des émissions.

Mais, en avril 2006, coup de tonnerre : Bruxelles publie les chiffres des émissions réelles des industries pour 2005, et l’on s’aperçoit que les quotas alloués les dépassent de 4 % ! Certains pays, tels ceux d’Europe de l’Est, la France et l’Italie, ont manifestement été plus souples, voire plus laxistes, que d’autres, analyse l’économiste Christian de Perthuis, directeur de la mission climat de la Caisse des dépôts et consignations [^4]. Le cours de la tonne de CO2 s’effondre immédiatement, atteignant 0,04 euro fin 2007… À ce niveau-là, la réduction d’émission perd tout intérêt économique.

L’analyse de cette première phase montre que la cible a été manquée : si quelques progrès ont été enregistrés, les émissions de l’industrie ont continué globalement de croître, de 1 % par an depuis 2005, virtuellement incitées par l’abondance des quotas alloués.

Ce marché génère des profits considérables pour les électriciens, estime Point Carbon, parce qu’ils font payer à leurs clients les tonnes de CO2 qu’ils émettent ! « L’entreprise répercute dans ses prix de vente la valeur des quotas qu’elle « consomme », comme un manque à gagner dû au fait qu’elle ne peut plus les vendre sur le marché , explique Damien Demailly, chargé du programme énergie et climat au WWF-France. Des profits « tombés du ciel », car ces quotas lui ont été distribués gratuitement [^5] ! » Par les droits à polluer, les États ont ainsi distribué un bien commun ­ le climat ­ à des intérêts privés qui en tirent une quasi-redevance auprès du public. « Le plan d’allocation du Royaume-Uni prévoyait explicitement que le poids économique de la réduction des émissions soit porté par le secteur… » , souligne Anaïs Delbosc, à la mission climat de la Caisse des dépôts et consignations.

Si la dérive n’est pas une découverte, c’est son ampleur que l’on mesure aujourd’hui, avec le rapport de Point Carbon. Il s’est intéressé aux cinq pays les mieux dotés en quotas : Allemagne, Pologne, Royaume-Uni, Espagne et Italie. De 2005 à 2007, quand la tonne de carbone valait autour de 20 euros, les électriciens locaux ont pu empocher jusqu’à 47 milliards d’euros. Selon certains analystes, ils auraient même pu manipuler le marché du CO2, artificiellement maintenu à près de 10 euros pendant quelques mois après le « krach » d’avril 2006, afin d’engranger d’ultimes profits.

Selon le rapport, la deuxième période d’allocation de quotas, de 2008 à 2012, promet d’être encore plus juteuse ­ jusqu’à 71 milliards d’euros dans ces cinq pays ! Car la tonne de carbone devrait s’établir autour de 30 euros. En effet, échaudé par le fiasco de 2006, Bruxelles a serré la vis : les allocations, pour 2008, ont baissé de 9 % (15 % pour la France). Mais les quotas sont toujours distribués gratuitement ! Un maximum de 10 % pourra être mis aux enchères par les États, « mais on n’y parviendra pas » , estime Anaïs Delbosc.

L’autre immoralité du marché des droits à polluer, c’est qu’il favorise outrancièrement les centrales à charbon. C’est une particularité du marché de l’électricité : la dernière centrale mise en service sur le réseau impose son prix de vente. Et comme les unités à charbon ou gaz restent « indispensables » dans bien des cas… L’Allemagne, où le charbon est encore très utilisé, capterait près de la moitié de ces « profits tombés du ciel » . Faute de contraintes plus importantes sur cette technologie désastreuse pour le climat, « quarante nouvelles centrales au charbon pourraient voir le jour dans les cinq ans à venir, et seront encore en activité dans cinquante ans » , déplore le WWF. Mais les technologies peu émettrices en CO2 (et donc non contraintes à des réductions) touchent aussi une rente, profitant de la hausse des prix. « C’est notamment le cas d’EDF, dont 80 % de la production est nucléaire, et qui exporte beaucoup d’électricité chez ses voisins » , signale Damien Demailly.

Bruxelles a pourtant reconduit ce mécanisme de marché, considéré comme vertueux à terme. Au-delà d’une réduction plus volontariste des allocations de quotas, en cours, la Commission propose enfin qu’à l’horizon 2013, les quotas ne soient plus offerts, mais vendus aux enchères par les États ­ intégralement pour les électriciens, et progressivement pour les autres secteurs. « Ils devront réinvestir les revenus de la vente dans la lutte contre le dérèglement climatique, en Europe et dans les pays en développement » , estime le WWF. Mais le projet de Bruxelles est loin d’être entériné, il affronte la résistance farouche d’industriels et d’États « charbonniers ».

[^2]: Voir le site du WWF .

[^3]: Que l’on stocke et transporte mal.

[^4]: Lire «Le puzzle des marchés carbone» sur .

[^5]: À peine 1% des quotas ont été alloués aux enchères par les États, pratique plafonnée à 5% du total par Bruxelles jusqu’à fin 2007.

Écologie
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