Cannes 2008 : « 10+4 » ; « Dernier maquis » ; « Les Trois singes » ; « Conte de Noël » ; « Le Voyage aux Pyrénées »

Christophe Kantcheff et Ingrid Merckx sont à Cannes pour le Festival du cinéma. Retrouvez chaque jour sur Politis.fr leurs billets en direct de la Croisette.

Cannes 2008  • 16 mai 2008 abonné·es

10+4 de Mania Akbari ; Dernier maquis de Rabah Ameur Zaïmeche

Par Ingrid Merckx

On continue avec les titres en chiffres : avant 40X15 , pour les 40 ans de la Quinzaine des réalisateurs, 10+4, pour l’ouverture de l’Acid. 10+4 n’a rien à voir avec un anniversaire : le 10 représente Ten , célèbre film du cinéaste iranien Abbas Kiarostami tourné dans l’habitacle d’une voiture avec, dans le premier rôle féminin, l’actrice iranienne Mania Akbari. 4, c’est le nombre d’années qui se sont écoulées entre l’aventure Ten et le moment où Mania Akbari a découvert qu’elle était atteinte d’un cancer du sein et a décidé de réaliser un film sur sa maladie pour « la diriger avant qu’elle ne la dirige » .

C’est donc l’histoire d’une prise de pouvoir sur un événement qui interrompt la vie d’une trentenaire dynamique. Elle avait d’autres projets de cinéma en cours mais, rattrapée par la réalité, elle choisit de mettre en scène sa propre réalité. Il faut entendre dans ce titre bien plus qu’une addition, car 10+4 est bien une réponse au film de Kiarostami, sinon une riposte : après la projection, au cinéma Les Arcades, Mania Akbari a expliqué que, pour elle, Abbas Kiarostami avait « suicidé » le cinéma avec Ten . Il l’aurait « suicidé » en décidant de disparaître en tant que réalisateur pour laisser la réalité prendre le contrôle de Ten . 10+4 est donc une revanche : Mania Akbari reprend le contrôle du réel.

Tout est mis en scène dans son film : son dialogue avec son fils dans une voiture, filmé comme dans Ten , jouant sur les hors-champ, se servant des montants de la fenêtre comme d’un cadre ; les dialogues avec ses amies, à l’arrière d’un taxi, ou lors de deux séquences bouleversantes, l’une à l’hôpital, l’autre dans une télécabine qui monte au-dessus d’une forêt pour un dialogue sur être faible ou être fort face à la maladie et à la mort.

Que ce film ait été tourné en Iran par une iranienne rajoute une dimension politique importante : « Etes-vous une femme ou un homme » , demande un motard par la fenêtre de la voiture à Mania qui n’a plus de cheveux. « Beaucoup de femmes en Iran s’efforce de cacher leur maladie, moi j’ai fait le choix de la montrer, de montrer quelle transformation physique elle implique et que c’est réversible, que ce qu’on perd dans la vie, on peut le récupérer » , a-t-elle défendu, radieuse, élégante, avec de nouveau des cheveux sur la tête. Il est nettement moins question de destruction dans 10+4 que de reconstruction, du réel, de soi, et de soi par le cinéma. Pas de l’art thérapie, au-delà : dans 10+4 , c’est aussi l’acte de création qui sort soigné.

À noter avant ce film, la projection d’un joli court-métrage d’animation, Le loup blanc de Pierre-Luc Granjon, qui n’est pas sans écho avec 10+4 puisqu’il confronte deux petits garçons à la mort de leurs compagnons de jeu : un lapin puis un loup blanc, décapités à la hache par des parents qui ne voient pas le mal et font des provisions pour l’hiver. Les personnages ont l’air de poupées peintes, le lapin et le loup de peluches, le sang ne coule pas, les voix sont douces et le texte délicat.

Le deuxième film de Rabah Ameur Zaïmeche, Bled number one , était un peu décevant après le succès de son premier, Wesh Wesh . C’était pour mieux préparer la réussite du troisième, Dernier maquis , présenté à la Quinzaine de réalisateurs. Le film se tient tout entier dans une usine de palettes, lesquelles, de couleur rouge, s’élèvent en pile jusqu’au haut de l’écran. Les ouvriers les repeignent et les déplacent, les empilent et les redéplacent. La caméra suit leurs mouvements avec une attention quasi-documentaire. Le travail des hommes et des machines sont le théâtre du film, au propre et au figuré.

Illustration - Cannes 2008 : « 10+4 » ; « Dernier maquis » ; « Les Trois singes » ; « Conte de Noël » ; « Le Voyage aux Pyrénées »

Un jeune patron paternaliste (Rabah Ameur Zaïmeche) décide d’offrir une mosquée sur leur lieu de travail à ses ouvriers musulmans comme lui. Pour se faire bien voir, et garder le contrôle sur eux. Mais il se laisse le choix de l’imam, ce qui réveille la fibre démocrate des ouvriers : pourquoi ne pas choisir l’imam par le vote ? Pourquoi un imam rallié au patron ? Cette contestation relative à la religion sert de révélateur à la lutte des classes dans cette usine. Dans ce film foncièrement anti-cliché, Rabah Ameur Zaïmeche tisse le politique, le religieux et le social avec une grande finesse. Et une grande humanité. Seule étrangeté : comme l’usine est proche d’un aéroport, le discours religieux et le moteur des avions se mêlent parfois curieusement.

I.M.


Les Trois singes de Nuri Bilge Ceylan ; Conte de Noël d’Arnaud Desplechin ; Le Voyage aux Pyrénées de Jean-Marie et Arnaud Larrieu

Par Christophe Kantcheff

Le Turc Nuri Bilge Ceylan est l’auteur de quatre films, dont les trois derniers ont été présentés à Cannes, dans la compétition officielle. De Uzak en 2003 aux Trois singes , présentés hier, en passant par les Climats (2006), le chemin suivi par le cinéaste ne semble pas le bon : il nage désormais en plein académisme. Un académisme de bon aloi, certes, mais terriblement sclérosant. Nuri Bilge Ceylan a un sens aigu du cadre. Ses images sont magnifiques, techniquement époustouflantes, mais sont aussi vivantes que des plantes séchées dans un herbier.

Avec une telle esthétique, la moindre goutte de sueur perlant sur un front devient une œuvre d’art, et le moindre regard est chargé d’une intention. Avec les Trois singes , Nuri Bilge Ceylan paraît engager dans une entreprise de fossilisation d’un succédané de l’œuvre d’Antonioni, où l’incommunicabilité du couple répond aux pulsions intérieures qui affleurent dans un mouvement de cils. Mais j’espère me tromper.

De Conte de Noël , d’Arnaud Desplechin, en lice dans la compétition officielle, il sera largement question dans le numéro de jeudi prochain, puisqu’il sort le 21 mai. Mais, autant dire tout de suite que je ne partage pas l’enthousiasme dont l’écume médiatique s’est fait l’écho. Desplechin semble avoir posé les éléments de son film, dont beaucoup sont intéressants ou brillants, puis s’être fait la malle l’air de dire : « Débrouillez-vous ». Jean-Paul Roussillon y est extraordinaire, Amalric impeccable. Mais quelqu’un a manqué pour aller jusqu’au bout de ce que le film pouvait porter de déroutant ou de dérangeant : le cinéaste.

Fin de journée avec une farce, à la Quinzaine des réalisateurs : Le Voyage aux Pyrénées , d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu. Film sans prétention, assez drôle surtout dans sa deuxième partie, avec une Sabine Azéma égale à elle-même et un Jean-Pierre Darroussin excellent de bout en bout. La salle a beaucoup ri. Comme l’a dit Olivier Père, délégué général de la Quinzaine, en présentant le film, à Cannes, ce n’est pas si courant. Surtout quand le rire est de cette qualité. Ne pas s’en priver (sortie prévue le 9 juillet).

C.K.

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