Combien coûte la nature ?

Revendiquer une nature gratuite ? Le temps est loin où ses beautés s’offraient à tous. L’heure est à la préservation de l’essentiel, et il faut y mettre le prix. Certains s’emploient même à calculer sa « valeur ».

Patrick Piro  • 24 décembre 2008 abonné·es

Racket sur les raquettes à neige !
Le cri ­d’alarme a retenti fin 2005 : les ­communes pouvaient percevoir une redevance sur les loisirs « autres que le ski alpin » en cas de frais de balisage, d’entretien, etc. « On n’a besoin de rien , clament les amoureux des balades sous les sapins enneigés. C’est une nouvelle atteinte à la liberté universelle de circulation et aux principes de gratuité des sports et loisirs de nature. À quand un péage pour les balades en forêt ? » Pour bientôt, certainement.
Les commerçants n’ont pas attendu le XXIe siècle pour mettre le grappin sur les ressources naturelles. Depuis que l’on sait en tirer des profits, les terres arables, les forêts, les animaux ont des propriétaires. La marchandisation s’est depuis étendue à une gamme chaque fois plus large de « biens et services » rendus par la nature : la jouissance du paysage, le ramassage des châtaignes, l’écoute nocturne du brame du cerf, l’accès au promontoire de saut en parapente, etc. Jusqu’à la pluie, que Bechtel entendait facturer (en 1999) aux habitants de Cochabamba (Bolivie) qui la récupéraient via leur puits, ponction jugée préjudiciable par l’entreprise états-unienne, qui avait obtenu la jouissance de la nappe phréatique locale.
Boire, irriguer, pêcher, produire de ­l’électricité, transporter des charges, se baigner, ramer le dimanche, etc. : l’eau d’une rivière, par exemple, illustre bien la multiplication des conflits d’usage. L’accès et l’usage n’en sont, en général, plus libres ou gratuits depuis bien longtemps, arbitrés par de nombreux règlements et droits tarifés.

La « nature gratuite », combat d’arrière-garde ? La revendication reste en tout cas souvent floue : à bas les accapareurs ? Liberté ­d’accès aux sites ? Égalité de jouissance car « ça appartient à tout le monde » ?
Par culture, les pays nordiques sont parvenus en partie à contenir la marchandisation des espaces naturels : ce sont des biens publics, et l’accès pour en jouir est un droit admis, même s’il existe un propriétaire des lieux. La France dispose pour sa part d’une législation choyant le littoral, qu’il est interdit de bâtir dans la bande de 100 mètres jouxtant la mer. Et, servitude d’utilité publique, les propriétaires doivent laisser libre l’accès au sentier littoral. Ce qui ne garantit pas le respect des sites.
On connaît généralement la suite : les humains, traduisant gratuité par invite au gavage, finissent par éliminer le dodo de l’île Maurice, bétonner toute la Costa Brava espagnole ou pomper les dernières gouttes de pétrole. « La “nature gratuite”, ça veut essentiellement dire que ce n’est pas l’utilisateur qui paye » , traduit Raphaël Billé, coordinateur du programme biodiversité à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri).
L’économie porte une lourde responsabilité. Longtemps, la nature a eu une valeur intuitive : il fallait veiller de génération en génération à ce que la terre, les plantes ou les animaux continuent à ­rendre les services qu’on en attend. À partir de la révolution industrielle, les économistes se désintéressent de la nature : une source inépuisable de matériaux gratuits. Pour fixer la valeur du pétrole, l’économie en calcule le coût d’accès – prospection, extraction, transport, etc. L’existence du gisement, c’est un cadeau.
La prodigalité infinie n’a pas de prix, et ce qui n’a pas de prix ne vaut rien : en décrétant la gratuité de la nature, l’économie reine a enclenché une terrible machine à détruire, que reflète le fétichisme de la croissance – toujours plus, malgré un monde fini.

Alors que la crise écologique se généralise, l’économie, menacée d’impuissance, tente aujourd’hui d’éliminer le « bug » initial de la gratuité en donnant un vrai prix à la nature. Pas celui des transactions ­marchandes, qui ne reflète que l’adéquation entre une offre et une demande, mais une valeur « intrinsèque ».
Comment la calculer ? On a d’abord tenté de faire payer les pollutions localisées au coût de la remise en état – comme pour la marée noire de l’ Amoco Cadiz . Mais ça ne couvre qu’une partie de la perte de capital naturel, surtout quand la pollution est diffuse ou que ses impacts ne sont perceptibles qu’à terme – les milliers de morts provoqués par le mauvais air des villes… On peut aussi évaluer la création de richesse générée par une « fonction » naturelle : en 2005, les pollinisateurs ont contribué pour 153 milliards d’euros à la production alimentaire mondiale, ont calculé des chercheurs. Un aperçu du « prix » des abeilles, dont les populations sont en chute libre un peu partout. Ou le coût de remplacement : combien de stations ­d’épuration de l’eau pour faire le travail d’un marais qu’on prévoit d’assécher ? La Cour suprême des États-Unis juge actuellement une épineuse question : peut-on, en donnant une valeur à la vie des poissons, évaluer le coût de modernisation des centrales électriques qui les tuent par milliers chaque année par les rejets ?

Dès 1997, on est passé à l’échelle supérieure. Un rapport du chercheur états-unien Robert Costanza chiffre les biens et services des écosystèmes naturels de la planète : jusqu’à 54 000 milliards de dollars. Réévalués à 180 000 milliards de dollars en 2000. En septembre 2006, alors que les gouvernements prêtent enfin l’oreille à la crise écologique, c’est le coup de ­tonnerre médiatique : l’économiste britannique Nicolas Stern évalue à 5 500 milliards d’euros le coût de « ne rien faire » contre le dérèglement climatique, soit 5 % du PIB mondial, voire 20 % dans le pire des cas. Le résultat a tellement frappé des esprits en attente d’un repère économique que l’Indien Pavan Sukhdev s’est attelé à l’exercice similaire pour la biodiversité, ce continent obscur des décideurs. Coût des pertes annuelles : 7 % du PIB mondial !
« C’est utile pour le débat politique , commente Raphaël Billé, mais je suis très dubitatif sur les chiffres… » Entre autres, les calculs n’intègrent pas la myriade d’interactions entre les organismes et les systèmes – la vie, quoi. En 1997, le chercheur Michael Toman avait qualifié le travail de Costanza de « sérieuse sous-estimation de l’infini » . En 2008, Pavan Sukhdev s’interroge : « Notre modèle capitaliste n’est-il pas tout simplement inadapté au défi ? »

Société
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