« Échapper à l’exotisme »

Le Festival de l’imaginaire propose des spectacles de divers pays du monde.
Sa directrice, Arwad Esber, en explique l’esprit.

Denis Constant-Martin  • 26 février 2009 abonné·es

Nous avons pris l’habitude de voir se produire en France des artistes venus de loin. Lorsque Ravi Shankar joua au musée Guimet dans les années 1950, ce fut considéré comme un événement rare. Aujourd’hui, il n’est pas de semaine sans que ne soit programmée une manifestation présentant des musiciens d’Asie centrale, d’Inde, d’Afrique, d’Amérique latine ou d’ailleurs. Cette multiplication des concerts a grandement facilité l’accès à des formes d’expression naguère encore ignorées. Mais on oublie que, si ces artistes peuvent venir nous faire partager leur culture, c’est parce qu’en amont d’autres ont travaillé pendant de longs mois. Depuis treize ans, le Festival de l’imaginaire de la Maison des cultures du monde s’attache à faire découvrir des artistes et des formes spectaculaires que nous n’avons que rarement l’occasion de voir en France : cette année, dix-huit solistes ou groupes se produiront durant près de six semaines.

Comment, en tant que directrice du festival de l’Imaginaire, préparez-vous une programmation d’une telle ampleur ?

Arwad Esber : Pour montrer la diversité dans toute sa richesse, il y a plusieurs manières de procéder. On peut simplement ouvrir un atlas et se dire : « Tiens, là on ne sait pas ce qui se passe, nous n’avons rien présenté, il faudrait peut-être vérifier s’il y a quelque chose d’intéressant. » C’est ainsi que nous avons choisi les masques Gule Wamkulu de Zambie (du 5 au 8 mars). Le travail commence par des lectures et l’écoute d’enregistrements, lorsqu’il y en a, jusqu’à ce qu’on arrive à identifier une forme ou un groupe. Alors, on envoie une mission sur place, parce qu’il faut toujours évaluer si ce qui a été repéré de loin peut être présenté sur scène à Paris. Cette année, nous sommes allés en Zambie, au Laos, en Ouganda, en Argentine, en Indonésie, au Pakistan et en Corée.

En d’autres occasions, nous collaborons avec des spécialistes qui connaissent des artistes et nous mettent en contact avec eux. Ça a été le cas pour les joutes poétiques de Sardaigne et des Baléares (14 et 15 mars) ou les joueurs de flûtes gasba de l’Est algérien (17 et 18 mars). En revanche, nous ne travaillons pas avec des tourneurs ni avec des agents ; nous ne programmons pas des artistes qui sont connus et passent régulièrement, notamment dans les circuits de world music, ou qui entrent plus ou moins dans les critères culturels « occidentaux ».

Un tel festival permet aux spectateurs français de découvrir des musiques et des spectacles d’ailleurs. Mais n’a-t-il pas également un impact sur les cultures des artistes ?

Si, bien sûr. Même quand ils sont fiers de leur culture, ils sont touchés de susciter un tel intérêt. Parfois, cet intérêt leur permet de mieux faire reconnaître chez eux la valeur de ce qu’ils font. Pour les porteurs de masques Gule Wamkulu, par exemple, c’est d’autant plus important que leurs sorties ont été interdites pendant plusieurs années par les colons, par l’Église, aussi, qui les considérait comme sataniques, sans doute parce que les blancs et les puissants y étaient moqués.
Plus récemment, on a vu se manifester un autre péril. Lors de beaucoup de voyages que j’ai faits pour préparer diverses éditions du festival, très souvent dans des pays pauvres, en Afrique, en Amérique latine et même dans certains coins de l’Asie pacifique, j’ai constaté les effets de l’arrivée du rouleau compresseur des évangélistes : ils s’engouffrent dans des brèches laissées vides par les États et les gouvernements, ils assurent la scolarité et la médecine en échange d’une acculturation complète, ils exigent que la population délaisse complètement sa culture. C’est effrayant.

Face à ces dangers, la création par l’Unesco d’un label « Patrimoine culturel immatériel de l’humanité » assure-t-elle la préservation de pratiques risquant de disparaître ?

Dans certains cas, cela permet d’ouvrir les yeux des responsables sur place pour leur faire comprendre la singularité et l’importance de ce que recèle leur culture. Mais l’aspect négatif est que l’attribution de ce label risque de figer, de folkloriser, ces manifestations, d’en faire des événements touristiques dénués de sens. Le théâtre d’ombres Wayang Kulit d’Indonésie (2, 3 et 4 avril) figure sur la liste de l’Unesco. Il a toujours été très vivant, le manipulateur dalang continue à exprimer tout haut ce que le peuple ne dit pas : il ne risque pas d’être folklorisé. Par contre, au Bénin, le ministère de la Culture contrôle désormais le droit d’accès à une cérémonie inscrite au patrimoine immatériel et exige des tarifs faramineux simplement pour y assister… C’est devenu une poule aux œufs d’or.

Mais, pour assurer la pérennité de la diversité culturelle, peut-on se contenter de chercher à protéger et à conserver ?

Certainement pas. Il ne faut pas oublier que les cultures ont toujours évolué, qu’elles ne vivent et ne se perpétuent que par la création. Des formes disparaissent, d’autres apparaissent ; il ne faut pas que la conservation de l’ancien se fasse au détriment de l’invention. C’est pourquoi le Festival de l’imaginaire fait place aux recherches contemporaines. Nous voulons faire comprendre comment aujourd’hui de jeunes créateurs s’approprient certaines formes de leur patrimoine, que ce soient des instruments – c’est le cas de l’Argentin Alejandro Iglesias Rossi (12 et 13 mars) – ou des techniques de danses : Eko Suprianto (19 et 20 mars) reformule la danse classique de Java et en explore les possibles pour créer quelque chose de nouveau.

L’imaginaire implique donc la création ?

L’imaginaire est commun à toutes les cultures et permet de penser la relation entre un groupe et les autres. Il permet aussi d’échapper à l’exotisme, qui fait de l’autre un objet de consommation. Quand on admire quelque chose sans le comprendre, il y a le risque de l’exotisme mais, si l’on fournit au public les moyens de comprendre, cet écueil disparaît. Pour le Gule Wamkulu, nous allons donner en surtitres le sens général des chants : ils sont truculents et cela permettra de mieux saisir pourquoi il y a cette interaction entre les chanteurs, les masques et les tambourinaires. Le but est de faire mieux connaître, c’est aussi pour cette raison que le festival se prolonge d’actions pédagogiques. Nous proposons des représentations pour les scolaires : une heure de spectacle suivie d’une demi-heure d’échanges, préparée avec les enseignants. L’an passé, une classe de cours élémentaire est venue assister à un concert de shakuhachi (flûte japonaise), et il était merveilleux de voir non seulement l’attention de ces petits mais d’entendre les questions pertinentes, intelligentes et fraîches qu’ils ont posées.

Culture
Temps de lecture : 6 minutes