« Une détresse profonde »

Spécialiste de l’histoire et de la vie politique de l’outre-mer,
Françoise Vergès*, originaire de la Réunion, décrypte les différentes facettes de la crise actuelle dans les DOM.

Olivier Doubre  • 26 février 2009 abonné·es

Vous avez publié le dernier grand entretien avec Aimé Césaire, dans lequel il revenait sur la départementalisation en 1946 des quatre anciennes colonies esclavagistes, qui, selon lui, « résolvait » le problème immédiat de la citoyenneté. Mais il ajoutait : « Si nous laissons faire, tôt ou tard surgira avec violence le problème de l’identité. » Assiste-t-on à la fin du compromis de 1946 ?

Françoise Vergès : Je pense que nous assistons à la crise du paternalisme assimilationniste qui a été la traduction par les gouvernements de gauche comme de droite et par une grande partie de la classe politique outre-mer de l’espoir de 1946. Certes, la demande de 1946 était ambivalente : pouvait-on demander à la fois l’égalité des droits sociaux avec la France métropolitaine et affirmer la singularité historique, culturelle et économique des départements d’outre-mer ? Pour ­résoudre cette contradiction, il aurait fallu que les gouvernements français soient prêts à considérer ces singularités, à entendre les populations de ces anciennes colonies, à admettre que trois siècles de colonisation française avaient créé des inégalités sociales et économiques, que leurs cultures étaient originales… Les députés de ces nouveaux départements ne cesseront d’ailleurs de souligner le fait que l’État français ne choisit que la solution du paternalisme assimilationniste. Soyons honnêtes, cependant : localement, d’importants pans de la population vont jouir des bénéfices secondaires de la soumission à ce paternalisme, et donc le soutenir. La peur de la responsabilisation, le confort de la dépendance, les conflits internes à ces sociétés seront autant d’obstacles à une véritable responsabilisation.
Les mouvements culturels et politiques qui émergent dans les années 1960 – affirmation d’une culture, d’une langue et d’une histoire propre à chacun de ces territoires – vont questionner le système du paternalisme assimilationniste et de ses bénéfices. C’est ce dont Césaire parlait.

Est-ce bien un problème « d’identité » qui s’exprime aujourd’hui au-delà des revendications économiques dans les DOM ? Ou bien la question économique est-elle prépondérante ?

Indéniablement, il y a une question économique : comment justifier une telle dépendance pour les biens de consommation, les livres, les produits agricoles… à un pays qui se trouve à des milliers de kilomètres ? À la Réunion, la part des importations d’Europe (70 %) n’a pas changé depuis 1956 ! On importe fruits et légumes, on sert dans les cantines poires et pommes dans des îles où poussent mangues, litchis et ananas… La part de production maraîchère locale faiblit inexorablement… La France importe en grande partie de l’Europe, elle évite donc le plus possible d’augmenter le coût de ses importations. Trois de ces territoires sont dans la zone caribéenne et américaine, et la Réunion dans la zone océan Indien, où existent des économies diverses bien plus proches que celle de la France métropolitaine. C’est absurde ! Il faut aussi s’émanciper de la servitude au pétrole : ce sont des terres où le soleil constitue une source d’énergie importante, il y a aussi le vent, la mer… La Réunion est déjà à 37 % autonome pour son énergie grâce au développement du solaire, et cette politique est le fruit d’une détermination du conseil régional. Elle vise le 100 % pour 2025. Les sociétés de ces terres ont la responsabilité de s’émanciper de certaines dépendances économiques. Elles­ doivent apprendre à consommer moins, à réajuster leurs besoins, à s’appuyer sur leurs forces. Tout cela ne nie pas une profonde détresse actuelle : la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, et le coût de la vie est jusqu’à 50 % plus élevé qu’en France. Il faut donc des mesures d’urgence. Mais on comprend bien que cela ne suffira pas : quoi dans cinq ans ? Dans dix ans ? Quelle économie ? Quel futur ? C’est là que la question culturelle intervient : à la fois une révolution des mentalités en France et dans l’outre-mer.

Vous avez souvent écrit que, pour les Français d’outre-mer, « la présence de l’esclavage et du colonialisme est patente dans leur héritage ». Cet enjeu de mémoire est-il un élément central de la crise actuelle ?

Elle est un élément central en tant que mémoire encore trop marginalisée. La France fut un pays esclavagiste et colonialiste, des Français se sont battus contre ces systèmes, mais le discours reste encore trop celui de la mission civilisatrice. Cette histoire est au cœur de la création des sociétés ­d’outre-mer comme au cœur de la société française qui contribue au discours racial, esclavagiste, colonialiste et abolitionniste. Dans les sociétés d’outre-mer, l’esclavage reste une source de métaphores et d’analogies car une vraie rupture manque encore.

Quelle nouvelle place dans la République aujourd’hui devraient, selon vous, acquérir les DOM ? Une véritable autonomie politique serait-elle une voie possible ?

Sans doute, mais une simple réponse administrative ne sera pas suffisante. Une vraie autonomie ne sera possible que si plusieurs conditions sont réunies : le renoncement aux bénéfices secondaires du paternalisme assimilationniste, du courage, de la détermination, du réalisme, du pragmatisme, le désir du bien commun. Du côté de l’État mais aussi, et surtout, car c’est de leur avenir qu’il s’agit, du côté des sociétés et des politiques de ces terres. Cette volonté s’est exprimée dans les mouvements anticoloniaux dès la fin des années 1950, et elle a été alors violemment réprimée par l’État et ses complices locaux. C’est une volonté qui existe toujours et qui s’est renforcée, et il faut s’appuyer sur elle. Il faut redonner le désir d’imaginer et de rêver l’avenir.

Publié dans le dossier
Dom-Tom : Le temps des colonies
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