Du bisphénol dans le biberon

Alors que se multiplient les études sur les dangers du bisphénol A, substance présente dans de nombreux plastiques alimentaires, un front associatif réclame son interdiction.

Patrick Piro  • 5 mars 2009 abonné·es

Le lait en poudre et l’eau dans le biberon, un coup de micro-ondes, et quarante-cinq secondes plus tard, bébé tète son repas. Six fois par jour pour les nouveau-nés, très pratique si l’on ne tient pas à l’allaitement maternel.

Sauf qu’avec un biberon en plastique « polycarbonate » – le cas de l’immense majorité des modèles –, c’est aussi la source majeure de contamination des bébés au bisphénol A (BPA).

Illustration - Du bisphénol dans le biberon

La majorité des biberons en plastique polycarbonate contiennent du bisphénol A. Korka/Photononstop

On sait pourtant depuis les années 1930 que cette molécule est un « perturbateur endocrinien », c’est-à-dire qu’elle a la capacité de dérégler le système hormonal. Le BPA pourrait ainsi être impliqué dans des cancers, des diabètes, l’obésité, ainsi que dans certains troubles neurologiques.

Cette substance chimique entrant dans la composition de plusieurs plastiques alimentaires [^2] est l’une des plus utilisées par l’industrie. Il s’en produit environ 3 millions de tonnes par an dans le monde.
Le risque BPA, bombe sanitaire des prochains mois ? Professionnels, associations et élus le redoutent, et tirent la sonnette d’alarme (voir encadré). Alors que le nombre d’études préoccupantes s’est multiplié depuis deux ou trois ans, un premier pays a réagi : le Canada, qui s’est décidé en avril dernier de classer le BPA parmi les substances dangereuses « toxiques pour la santé et l’environnement ». Jugeant les nourrissons particulièrement exposés, les autorités viennent même d’interdire les biberons en polycarbonate. Un groupe de consommateurs mène actuellement une action en justice contre trois fabricants (Playtex, Gerber et Avent), qu’ils soupçonnent d’avoir eu connaissance de la nocivité de leurs articles tant ils ont été prompts à les remplacer par d’autres modèles dans les rayons à la suite de l’interdiction.
Les États-Unis ne sont pas loin d’emboîter le pas à leur voisin : le Programme national sur la toxicologie estime qu’il y a un risque préoccupant pour les plus jeunes.

En fait, nous sommes presque tous imprégnés au BPA. Aux États-Unis, on détecte la substance dans les urines de 93 % des personnes testées ! Et les enfants à des taux plus importants que les adultes.
Le bisphénol A est présent dans les poussières que nous respirons, mais c’est avant tout par la nourriture que nous l’absorbons : il migre des matières plastiques vers les aliments. Circonstance aggravante, cette contamination alimentaire peut être 55 fois plus rapide en cas de chauffage : le contact d’un aliment chaud avec un récipient contenant du BPA, le passage d’une barquette, d’une tasse ou d’un biberon au micro-ondes, ou encore le bain-marie d’une conserve.

En effet, le bisphénol A est utilisé dans le revêtement interne des boîtes de conserve. C’est même probablement la source prédominante d’exposition de la population, relève un rapport synthétisant les études de toxicité du BPA sur les mammifères (humains compris), rendu public la semaine dernière par le Comité de recherche et d’information indépendantes sur le génie génétique (Criigen) [^3]. Entre autres citations, le bilan des mesures réalisées par l’association états-unienne Environmental Working group en 2006 sur une centaine d’aliments en conserve : « La soupe au poulet, les préparations pour nourrissons et les raviolis ont des niveaux de BPA fortement préoccupants. Une à trois portions suffisent à exposer un individu à des niveaux ayant causé de graves effets négatifs chez des animaux de laboratoire. »

Jusqu’à présent, les pouvoirs publics se sont majoritairement retranchés derrière une « dose maximale acceptable sur le plan toxicologique ». Ainsi, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), saisie par le ministère de la Santé à la suite de l’intention canadienne de bannir les biberons en polycarbonate, a validé la conclusion de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (AESA), que ne remettent pas en cause, de son point de vue, les découvertes récentes sur l’impact du chauffage des plastiques : les doses ingérables restent « très inférieures à la valeur maximale retenue par l’AESA » , soit une dose journalière tolérable (DJT) de 50 microgrammes par kilogramme (µg/kg) de poids corporel.
Tout le débat se noue autour de ce seuil, dont la validité est contestée par plusieurs dizaines d’études. Car contrairement aux mécanismes de contamination classiques, où l’effet est proportionnel à la dose reçue, le mode d’action du BPA fait apparaître des impacts à très faibles doses. « Et même à des seuils dix fois inférieurs à ce que l’on détecte dans le sang d’une population moyenne ! » , précise Patrick Fénichel, endocrinologue au centre hospitalier universitaire de Nice. Le chercheur, qui s’apprête à publier un article sur la question dans le Environmental Health Perspectives, la revue scientifique la plus renommée en matière de santé environnementale, a constaté sur des cellules animales et humaines (glandes mammaires, testicules) des lésions cancéreuses ou génératrices de stérilité.

Plus troublant encore, Patrick Fénichel cite les résultats récemment enregistrés, toujours à des doses très faibles, sur des rates gestantes : sur certains fœtus exposés, les cellules subissent une « empreinte », évoluant à l’âge adulte en cancers de divers organes. On constate aussi, toujours chez les animaux (objet du plus grand nombre d’études), une baisse de la production de spermatozoïdes, ainsi que des troubles du développement ou du comportement.

L’imprégnation par le BPA a aussi pour conséquence une diminution de l’efficacité des traitements anticancéreux. Autre constatation : certains individus sont jusque dix fois plus susceptibles que d’autres à l’exposition au BPA.

Chez l’homme, les données sont peu nombreuses, mais elles montrent notamment chez les personnes les plus imprégnées un surcroît de maladies hépatiques, cardio-vasculaires ou diabétiques, et de fausses couches chez les femmes. Autre mauvaise nouvelle récente : le BPA, réputé moins persistant dans l’organisme que certains polluants organiques (pesticides, dioxines, etc.), semble y séjourner plus de temps qu’on ne l’imaginait.

Malgré la mise en cause avérée des perturbateurs endocriniens, difficile pourtant, faute d’études suffisantes, d’incriminer à coup sûr le BPA dans l’explosion « inexpliquée » de certains cancers constatés dans les dernières décennies, la croissance des malformations génitales ou la baisse moyenne de la quantité et de la qualité du sperme chez l’homme.
Pour autant, juge Patrick Fénichel, « il est clair qu’il faut reconsidérer les seuils actuels, qui ont été établis sur la base d’études qui datent… »
En effet, une synthèse de la littérature internationale établie il y a quatre ans montrait des impacts pour 94 études animales in vivo sur 115, et pour un tiers à des doses inférieures au seuil de l’AESA. Certains travaux, au-delà de tout soupçon, suggèrent désormais que ce dernier devrait être divisé par au moins 500, voire 2 000 !

« Ces études n’ont cependant pas été retenues par l’Afssa et l’AESA », déplore André Cicolella. Chercheur à l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (Ineris), et spécialiste des questions de santé environnementale, il dénonce de la part de ces expertises officielles « une entorse constante aux règles de bonne pratique en évaluation des risques ».
Le détail de ces 115 études fait également apparaître un clivage caricatural, relève-t-il : « L’industrie en a financé 11, elles ne font apparaître aucun impact, certaines ont même eu recours à des souches animales notoirement insensibles au BPA. Alors que 90 % des 104 autres, menées par la recherche publique, détectent un effet ! »

[^2]: Notamment pour les biberons, récipients pour micro-ondes, bouteilles d’eau réutilisables (dans les fontaines à eau par exemple), assiettes et tasses, revêtement des boîtes de conserve et des cannettes. Recherchez sur ces articles le numéro situé au centre du symbole triangulaire de recyclage (pas systématique, cependant) : le BPA est notamment présent s’il s’agit d’un 7 et, dans une moindre mesure, un 3 ou un 6. Les lettres PC, au-dessous, identifient le polycarbonate.

[^3]: Auteurs : Émilie Clair et Gilles-Éric Séralini, directeur du Criigen. Sur le site , chercher « bisphénol ».

Écologie
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