Créer n’est pas copier !

Chef de file de la cuisine d’avant-garde, Ferran Adrià publie la somme volumineuse de sa philosophie de la table : beaucoup de travail, aucun hasard.

Jean-Claude Renard  • 30 avril 2009 abonné·es
Créer n’est pas copier !
© Une journée à El Bulli, à la découverte des idées, des méthodes et de la créativité de Ferran Adrià, éditions Phaidon, 528 p., 49 euros.

La bâtisse plonge en pente douce sur une petite crique, Cala Montjoi, le long d’une côte escarpée, entre Rosas et Figueras. Pleine Catalogne. Restaurant El Bulli. Le couloir franchi, deux pièces se suivent au décor hétéroclite, un tantinet désuet, en dehors des effets de mode. Tableaux, vases, colonnes de bois, murs de pierre. Aucune carte, mais un menu dégustation. « Snacks, tapas, platos, avant-postres, postres. »
Au coup d’envoi, un gin-fizz froid et chaud, présenté dans une coupe alternant glace et mousse de blanc d’œuf tiédie. Puis un caramel d’huile d’olive vierge sur un lit de gros sel, en forme de spirale. Quelque chose de fondant en bouche. Préliminaires à suivre par une eau d’huître passée au siphon, imitant alors une meringue, puis une déclinaison de « feuilles », mangue et cassis, ragoûtant bonbon parfumé à l’huile d’eucalyptus, aux tonalités acidulées.

Le reste est affaire d’emballements. Des saveurs époustouflantes, qui s’agitent, affolent, des chauds et froids qui bavardent entre eux. Des turbulences qui s’amusent des certitudes. Comme cette gaufrette de laitue de mer et beurre de sésame blanc ponctuée de yuzu, ou cette chips de noix et thon sec, friable mikado à saisir au bout d’une languette, ou encore ce caviar de melon formé de petites boules de fruit traité en sphérification, disposées dans une boîte ronde métallique (façon caviar donc), taquinées par une feuille de menthe et rehaussées de graines des fruits de la passion. Avec le « monde des graines », le siphonneur se mue en coloriste. L’assiette blanche est parsemée de petits tas colorés. Se côtoient aubergine, basilic, pois chiche, tomate rouge et verte, sésame, pousse de coriandre, semoule, concombre, amande, fruit de la passion, pignon frais, cacahuète… Une salade folle de pépins, dont le jeu serait d’identifier chaque élément, assaisonnée d’une émulsion au vinaigre de Xérès. Ça laisse sur le cul. Ou plutôt sans voix.

El Bulli n’est pas qu’une symphonie de textures et de températures, un paso doble rebondissant sur des associations étonnantes, une cuisine gavée de ruptures, de provocations, d’humour. C’est aussi un bal hurlant d’onomatopées.
Ferran Adrià est aujourd’hui considéré comme le chef de file d’une cuisine dite d’avant-garde – récompensé par le prix du Design européen de la Fondation Raymond-Loewy, en 2006 ; premier cuistot, en 2007, invité à la Documenta de Kassel, cette Mecque de l’art contemporain. Démiurge outillé, compagnon de l’innovation. L’utilisation du siphon en dehors de la crème chantilly, c’est lui. Le siphon, qui rend 100 % du produit, permet des écumes sans beurre ni crème. La cuiller en porcelaine, contenant à part entière, c’est lui (la température est maintenue, la texture reste intacte). L’effacement de la frontière entre le sucré et le salé, c’est encore lui – le sorbet de mangue servi avec un foie gras chaud en donne un exemple.
Dans la musette du casseroleur, se bousculent aussi la gélatine chaude et le verre, moulant sans moule une préparation, nouveau jeu de températures et de superpositions. Inspiré par les techniques de l’industrie, le cuisinier réalise des sphères à partir d’un alginate, produit naturel dérivé des algues. S’ajoute encore la déconstruction : un plat classique, avec ses ingrédients, recomposé différemment en textures, en forme et en température. La tradition culinaire est ainsi « renversée », éloignée de sa référence originelle.

Voilà juste quelques lignes d’un curriculum vitae long comme deux Larousse gastronomique . Et décliné dans cet épais volume, Une journée à El Bulli , organisé selon une journée type, du matin au bout de la nuit. Une somme d’images (sans doute trop) entrecoupées d’éléments biographiques, d’encarts sur le restaurant, son fonctionnement, sur les méthodes de travail, et agrémentée d’une trentaine de recettes, dont le niveau technique et le choix des ingrédients ne s’adressent guère au petit péquin de la casserole.

Retour aux origines. Modestes. Années 1980 : épluche et plonge pour toile de fond. Sésame pour des vacances à Ibiza. Adrià passe commis. Première fiche de paye, premiers fifrelins. Décroche un stage chez El Bulli, humble paillote. El Bulli, à traduire littéralement par « petits bouledogues ». Sa propriétaire en est férue. Le caboulot en bord de plage vire en restaurant. C’est encore le temps des baigneurs crapahutant au-dessus des galets pour mettre les pieds sous la table. En 1984, Adrià devient chef de cuisine. L’époque est aux classiques français. Moelle au caviar, millefeuille à la mousse de foie gras truffée, salade de homard, minute de rougets en escabèche. Comme un peintre en herbe reproduisant les ­maîtres anciens, le Catalan pique ses trilles de l’autre côté des Pyrénées. Chez Guérard, Troisgros, Maximin. Il possède la collection complète, chez Robert Laffont, des « recettes originales de… », véritable manuel de la Nouvelle Cuisine. Lu, pratiqué. « S’il m’est arrivé d’adapter certains plats, en changeant, par exemple, le cerfeuil par le basilic, je me contentais généralement de les copier. J’ai appris comme ça. Ce sont aussi les premiers livres illustrés. Avant ceux-là, c’était très difficile de “voir” la cuisine. »
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En saison creuse, Adrià voyage. En France. Il enquille tables et grandes tables avec Juli Soler, son complice et maître d’hôtel à El Bulli. 1985 : rencontre de Jacques Maximin à Nice au cours d’une conférence. Une phrase tombe : *« Créer, c’est ne pas copier ! »
C’est une maxime, la ligne à suivre. Les bases solides permettent de passer à une cuisine d’auteur. Qui n’a rien à voir avec la cuisine moléculaire. Adrià est un cuisinier. Punto finale. Qui use des ustensiles de son temps (siphon, thermomix et tournevis électrique) comme ses aînés avaient profité des premiers mixers et de la poêle Tefal. En coulisses, c’est le bastringue traditionnel, une sarabande de calottes, fouets, couteaux, cuves, bacs, cocottes sur des plaques à induction. Et des produits tout ce qu’il y a de plus authentiques, coquillages et crustacés, herbes et produits laitiers.

Aujourd’hui, El Bulli est ouvert d’avril à septembre, seulement au dîner, le reste de l’année est consacré à la création. Cinquante couverts. Pas plus. Beaucoup de demandes, peu d’attablés. Réservations bouclées d’une année sur ­l’autre. De quoi forcer les jalousies. Et susciter les répliques. Ça n’a pas loupé. Le Catalan est copié, recopié. C’était le cas de Michel Guérard dans les années 1970. Seulement voilà, fallait posséder le goût iconoclaste et le génie d’un Guérard pour ne pas tomber dans ce qui était devenu alors une caricature de la Nouvelle Cuisine (soit trois petits pois et le kiwi sur la frange de l’assiette). « On a parfois l’image du fou génial qui se réveille chaque matin avec une idée, mais cela ne marche pas comme ça ! » À El Bulli, l’innovation, c’est six mois de recherches par an, à raison de huit heures par jour pour quatre ou cinq personnes. Les clés d’une révolution gastronomique.

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