« Redéfinir l’échelle des solidarités »

Selon Alain Caillé, codirecteur de l’ouvrage « De gauche ? », pour remédier au recul de la gauche, il faut favoriser le dynamisme de la société civile, capable de contrôler le politique.

Olivier Doubre  • 2 juillet 2009 abonné·es

Politis : La définition du terme de gauche n’a jamais été simple à établir et constitue un des objets de réflexion du livre que vous avez codirigé (avec Roger Sue). Vous relevez un certain nombre de grandes mutations au cours des dernières décennies qui ont fait évoluer ce qui constitue la gauche aujourd’hui…

Alain Caillé : La période récente a connu des évolutions importantes qui ont modifié en profondeur les grandes références de la gauche ainsi que les formes du conflit politique et social. La première évolution d’importance est sans aucun doute la dislocation des « socialismes réels », c’est-à-dire du contrepoids à l’Occident capitaliste, dislocation qui s’est accompagnée d’une quasi-disparition des franges les plus autoritaires de la gauche, hostiles à la liberté individuelle. Une autre évolution majeure est le développement important des luttes identitaires pour la reconnaissance au détriment des luttes classiques pour une plus grande redistribution matérielle des revenus. Elle a eu pour conséquence une fragmentation considérable des luttes politiques car, si on pouvait unifier assez facilement des catégories de population sur la demande d’une redistribution plus égalitaire des revenus, on ne peut pas additionner des revendications qui portent sur la reconnaissance d’identités diverses et souvent en conflit. Cette mutation va de pair avec l’explosion de l’individualisme à laquelle on assiste ces dernières décennies, et qui entraîne un éclatement et une perte de sens des notions classiques du registre politique comme celles de peuple, de classe ou de nation. Les États-nations, de leur côté, fragilisés à leur tour, ne formant plus l’espace simple du conflit politique et se retrouvant pris dans la tourmente de la compétition mondiale, l’opposition de la droite et de la gauche s’amenuise dans une logique gestionnaire généralisée. Enfin, on assiste à la quasi-disparition de la référence au progrès, qui autrefois permettait de rapprocher, voire de souder, toutes les luttes, le progrès lui-même faisant désormais l’objet d’un doute croissant. Cet ensemble de mutations explique pourquoi l’opposition droite/gauche semble devenir plus difficile à cerner. Il faut donc chercher des critères plus probants que le seul rapport à l’égalité avancé par le grand politiste Norberto Bobbio. Je crois que les penseurs et les militants de gauche ont toujours été marqués par une très forte tension entre, d’une part, ce que j’appellerais un principe de négativité, une critique plus ou moins radicale et une position de dénonciation de l’ordre établi, et, d’autre, part, symétriquement à cette position critique, ce qu’Ernst Bloch appelait le principe d’espérance (d’une société meilleure).

Avec l’effondrement du marxisme, la revendication des droits de l’homme, qui a même parfois été désignée sous le terme de « droits-de-l’hommisme », est devenue prépondérante, tout en n’étant pas le seul apanage de la gauche. Mais, aujourd’hui, une politique en faveur des droits pourrait au contraire être au centre d’une pensée de gauche.

En effet. On peut observer, chez certains auteurs de la mouvance altermondialiste – je pense en particulier à Gus Massiah – que le lieu de convergence de leurs luttes se trouve dans la défense des droits. C’est un point tout à fait important aujourd’hui pour la gauche. Il permet de réaffirmer tout un ensemble de valeurs proprement humaines qui sont en fait nos seuls remparts contre l’économisme ou le « tout-marché ». Attention, toutefois, à ce que la lutte pour les droits ne se déploie pas dans une optique qui ne ferait qu’alimenter la concurrence des victimes et l’explosion de l’individualisme.

Quelles sont les pistes, selon vous, qui pourraient remédier au recul de la gauche ?

Il y en a principalement trois selon moi. La première consiste en une lutte contre ce que Castoriadis appelait « l’illimitation ». Voilà qui a deux implications, que je défends notamment avec Patrick Viveret : personne ne doit tomber en dessous d’un certain niveau de ressources, c’est l’idée d’un revenu minimum inconditionnel. Elle va de pair avec l’établissement d’un revenu maximum, même très élevé. Une deuxième piste essentielle passe par une redéfinition de l’échelle des solidarités. Longtemps, les combats de la gauche classique ont reposé sur le principe de solidarité entre les dominés au sein et à l’échelle de l’État-nation, même si, à partir de là, on pouvait adopter un principe internationaliste. Or, aujourd’hui, on voit bien la nécessité de développer des solidarités à une tout autre échelle : bien sûr entre les hommes, mais aussi avec la nature, puisque celle-ci se révèle fragile et finie, et qu’il nous faut la préserver (comme y insistent notamment les textes de Christian Laval, Geneviève Azam ou Jean Gadrey). Mais, par ailleurs, les États-nations ne sont plus du tout homogènes puisqu’ils sont traversés par la pluralité des cultures, par un multiculturalisme interne, et en même temps confrontés à la pluralité des cultures à l’échelle mondiale. Il y a là un effort intellectuel considérable à effectuer, puisque l’État-nation a été conçu sur l’idée de la conjonction d’un espace, d’un peuple, d’une langue, d’une culture. Or, manifestement, ce modèle ne peut plus fonctionner ainsi. Il faut donc aussi affirmer un principe de solidarité entre les cultures. Contre un certain progressisme qui s’est finalement révélé éradicateur, il nous faut préserver certains éléments des cultures héritées. On ne peut pas simplement faire table rase de toutes les valeurs produites par l’humanité dans le passé. Enfin, troisième piste, il faut favoriser au maximum le dynamisme d’une société civile associationniste, liée au Marché et à l’État mais irréductible à eux. Or, les associations ne sont pas nécessairement et spontanément vertueuses. Paradoxe : il incombe en partie à l’État, aux partis politiques et à la gauche de favoriser le déploiement d’organisations indépendantes, capables de les contrôler au lieu d’être instrumentalisées par eux.

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Etre de gauche, c'est quoi ?
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