Les marchés, pas le marché !

Alors que les exploitations agricoles productivistes voient leur rentabilité s’effondrer, Mathieu Wall, jeune cultivateur drômois, s’est lancé dans le bio et la vente directe.

Erwan Manac'h  • 17 septembre 2009 abonné·es
Les marchés, pas le marché !
© Pour commander nectars et confitures à Mathieu Wall : 06 81 03 13 88

À contre-courant d’un système qui s’enraye, Mathieu Wall s’est lancé il y a deux ans en agriculture biologique, à Vercoiran, un village du sud-est de la Drôme. D’une voix légèrement enrouée, ce jeune agriculteur discret raconte ses choix audacieux, parfois incompris. Harassé par le boum de la saison de l’abricot du mois de juillet, il souffle : « Je me suis lancé dans un truc… »

En mai 2007, cet ouvrier agricole de 32 ans, qui enchaîne les saisons entre la Savoie et la Drôme provençale, décide de se mettre à son compte. Il reprend en locations 17 hectares de terres partiellement abandonnés, dont 3 hectares d’abricotiers. En espérant réussir en dehors des réseaux de distribution qui pressurent de plus en plus les agriculteurs productivistes, il choisit de rester sur des petites surfaces et développe la vente directe. « J’essaie de court-circuiter les circuits longs » , lance-t-il sans retenir un rire détaché.

Il parie donc sur la qualité et transporte lui-même une partie de ses fruits jusqu’en Savoie pour les vendre directement aux particuliers ou sur les marchés. Il peut ainsi casser les prix vis-à-vis des circuits longs de la grande distribution et vend des fruits mûrs, cueillis la veille ou deux jours plus tôt. Sans pesticides ni engrais chimiques, ses rendements sont inférieurs à ceux de ses voisins. Le travail de sa terre, comme la récolte, lui prend beaucoup moins de temps et respecte mieux le rythme du fruit. « J’arrive à ramasser exactement entre le mûr et le ferme. Et ça se joue au jour près, ce n’est possible que sur des petites surfaces. Mais ça m’a ouvert beaucoup de portes. La démarche reçoit un accueil encourageant. »
Gagnant en qualité, il s’économise aussi des traitements chimiques très coûteux et parvient à mener sa récolte avec seulement cinq cueilleurs, lui compris.

Dans une exploitation voisine, vingt-cinq cueilleurs sont à pied d’œuvre, dix heures par jour. L’année est très bonne. Trop, même, pour l’équilibre du marché, qui a sombré dans une surproduction sévère. Le cours de l’abricot ne décolle pas des 50 centimes du kilogramme. Soit à peine de quoi rembourser les lourds investissements de l’année. Le phénomène est récurrent depuis une dizaine d’années. Jusque dans les années 1980, les exploitations avaient conservé une taille plutôt réduite, et il existait encore des circuits courts. « Mon père descendait le soir même à Buis-les-Baronnies pour vendre ses fruits, il était payé cash » , se souvient Séverine Teste, qui gère avec son père une exploitation de 40 hectares. Les fruits étaient acheminés chez le consommateur en deux jours. Aujourd’hui, ils peuvent attendre un mois dans les frigos et passent par deux ou trois intermédiaires. Dans le village voisin de Buis-les Baronnies, le kilo d’abricots s’affiche donc à 3,80 euros. « Quand on voit ça, s’étouffe un exploitant, on a envie de tout casser… et de taper celui qui a posé l’étiquette. » D’autant que les circuits longs pèsent sur la qualité. « On est obligé de ramasser vert parce qu’il faut que ça tienne en chambre froide », peste Mathieu. « Au mieux, nos fruits ont le goût de la cagette. »

Pour survivre ou profiter de l’ouverture des marchés longs, dans les années 1990, beaucoup d’exploitants investissent afin d’améliorer leurs rendements et de construire des chambres froides. Dans cette course à la productivité, il est bien difficile de revenir en arrière. Mathieu, lui, pouvait se permettre l’ambition de sortir du productivisme. « Quand on est ouvrier agricole, on voit forcément les choses différemment puisqu’on n’a pas investi au départ. On n’a pas connu l’époque où ça marchait aussi… Alors, au bout d’un moment, on a envie de faire les choses comme on les voit. »

Au début, pour lui, le bio n’avait pourtant rien d’idéologique. « Je faisais simplement ça pour prouver que je travaillais proprement et ne pas être assimilé à un mec du Gard qui cultive 100 hectares, traite ses abricots 15 ou 20 fois au printemps et envoie de l’engrais en même temps que son irrigation. » Mais, sur le plan économique, le bio ne fait pas de miracle. La surproduction, cette année, a lourdement touché les agriculteurs bios, d’autant plus que les normes leur imposent de cueillir mûr, ce qui réduit la durée possible du stockage du fruit. Pour Mathieu, c’est davantage la vente directe qui s’est révélée prometteuse à petite échelle. « Le circuit court, pour le bio, est beaucoup mieux organisé qu’en agriculture non bio. » Il tente donc de s’engouffrer dans cette brèche. Cette année, il a pu vendre ses fruits à 1,40 euro le kilo en moyenne, sans bénéficier des retombées du Label bio, décerné après trois ans de conversion. Au final, Mathieu casse les prix pour le consommateur et triple son bénéfice. « On est revenus aux vieilles recettes qui fonctionnaient il y a vingt ans. »
Le bio reste pourtant un pari très incertain. Un seul vol de mouches peut décimer une récolte d’olives, tant les insecticides naturels sont inefficaces en comparaison avec les produits chimiques. Mathieu tente donc de se jouer des incertitudes en diversifiant les cultures. Et il transforme ses pertes en jus de fruit ou en confiture : « C’est même ce qui me rapporte le plus. »

La conversion est aussi une phase très difficile. En prenant l’agriculture à contre-pied, il s’est coupé des circuits traditionnels et doit travailler dur pour trouver des acheteurs : « Cette année, au début, personne ne voulait de mes abricots. » Quant aux aides publiques à l’agriculture biologique, elles représentent pour lui 300 euros par hectare et par an. Le quart de ses dépenses en engrais biologique. Alors, avec ses deux premières années de conversion marquées par le gel, Mathieu ne s’en est sorti qu’en travaillant dans les exploitations voisines comme saisonnier. « Au début, ça ne marchait pas du tout, concède-t-il. Les deux premières années, je n’étais même pas au RMI. Et comme je manque de tout, je reste encore très dépendant du soutien des agriculteurs des environs. » Il ne regrette pourtant pas de s’être lancé. «  Cette année, ça va être une année correcte, et ça va aller de mieux en mieux. » Dans un contexte très difficile pour les producteurs bios, Mathieu a finalement pu vendre tous ses abricots. Et garder l’espoir de voir sa petite exploitation trouver la rentabilité que l’agriculture a perdue.

Temps de lecture : 6 minutes