Pas de chance, Lucky

Yves Ravey montre sans euphémismes
le mécanisme pervers mettant en œuvre la violence faite à un enfant.

Christophe Kantcheff  • 15 octobre 2009 abonné·es

Le personnage principal et narrateur de Cutter est un garçonnet de 10 ou 12 ans. Il s’appelle Lucky. Lucky signifie en anglais « chanceux ». C’est pousser loin la noirceur de l’ironie : Cutter est un texte terrible sur les maltraitances psychologiques que des adultes peuvent infliger à un enfant, auxquelles s’ajoutent ça ou là quelques coups bien frappés. Pour autant, le huitième roman d’Yves Ravey, comme les précédents, ne joue sur aucune corde sensible. C’est parce qu’il est débarrassé de tout pathos, qu’il ne fait appel ni à la pitié ni à l’attendrissement, que Cutter est d’autant plus impressionnant, et qu’il montre dans sa vérité nue le mécanisme pervers mettant en œuvre une telle violence.

« Des fleurs, nous en avions partout chez ma mère et sur la tombe de mon père avant mon renvoi du foyer familial.  » L’entrée en matière est implacable : là encore, une pointe d’ironie douloureuse –  « des fleurs »  – suivie d’informations lapidaires sur la situation du garçon : orphelin de père, une mère sans amour. On apprend également que Lucky, avec sa sœur aînée et aimée, Lili, est élevé dans un lieu joliment appelé « l’Institut de surveillance » . Voilà pour le contexte.

Quant à l’histoire, elle se déroule quasi intégralement chez M. et Mme Kaltenmuller, où Lili et Lucky accomplissent leur « stage » hebdomadaire, la première y faisant le ménage, le second étant chargé de quelques travaux d’entretien extérieurs. Là, travaille aussi l’oncle de Lucky, Pithiviers, comme jardinier. La séquence d’ouverture montre justement Pithiviers à l’œuvre. Il a demandé à Lucky de l’aider à capturer le chat de la maison sans lui dire exactement ce qu’il compte en faire. Tout est déjà là : la rudesse avec laquelle Pithiviers donne ses ordres à son jeune neveu ; la malhonnêteté de l’oncle qui a promis pour l’occasion 7 euros à Lucky et qui essaie de lui en rabioter un ; l’implication de l’enfant dans un acte commis au ­cutter sur l’animal et qui relève de la barbarie ; sa complicité requise sans échappatoire et l’injonction de ne rien dire à quiconque.

Ces pages annoncent la suite, qui vont voir le meurtre de M. Kaltenmuller maquillé en suicide par sa femme et Pithiviers. De la même manière qu’avec le chat, les deux assassins n’hésitent pas à rendre l’enfant complice de leur crime, et à faire pression sur lui pour qu’il mente à la police. À son tour, le policier en charge de l’enquête va se servir de Lucky pour découvrir ce qui s’est réellement passé. Tous les moyens lui sont bons. Comme de pro­mettre à l’enfant qu’il pourra retrouver sa sœur s’il obtient de lui les renseignements qu’il cherche.

Lucky avance dans cet enfer (presque) ordinaire sans s’épancher ni se lamenter. Pas le moindre monologue intérieur, pas de confession au lecteur. On apprend au passage que Lucky a déjà tailladé le visage d’un de ses camarades parce que celui-ci avait déclaré vouloir sortir avec sa sœur. Le garçon n’est pas un enfant de chœur. Mais comment pourrait-il en être autrement, quand le directeur de l’Institut de surveillance déclare qu’il ne sait pas au juste si Lucky est « capable d’émotion »  ?
Yves Ravey n’est pas friand d’angélisme. Il ne goûte pas non plus les enluminures. Ses mots sont incisifs et coupants. Comme une lame. Ils sont par là dérangeants. Cutter est un livre choquant parce que la violence dont il donne une représentation ne peut être édulcorée, euphémisée. Question d’éthique.

Culture
Temps de lecture : 3 minutes

Pour aller plus loin…

Palais de la découverte : la culture scientifique dans la ligne de mire du gouvernement
Science 25 juin 2025

Palais de la découverte : la culture scientifique dans la ligne de mire du gouvernement

L’emblématique musée scientifique parisien est au cœur d’une crise, après le report de sa réouverture, initialement prévue pour le 11 juin 2025. Les attaques contre le secteur culturel se multiplient, sans épargner la culture scientifique.
Par Thomas Lefèvre
« Comme la classe moyenne, le cirque se paupérise »
Entretien 25 juin 2025 abonné·es

« Comme la classe moyenne, le cirque se paupérise »

Jongleur, metteur en scène et directeur du Sirque à Nexon, dans le Limousin, Martin Palisse alerte sur l’effondrement de soixante ans de structuration de son champ artistique. Il en appelle à une réflexion sur les modèles de production.
Par Anaïs Heluin
Austérité : le spectacle vivant entre peurs et résistances
Enquête 25 juin 2025 abonné·es

Austérité : le spectacle vivant entre peurs et résistances

Dans un contexte de coupes budgétaires sévères de la part de l’État et des collectivités territoriales, nombre de comédiens, musiciens, circassiens, etc. doivent réduire leurs activités. Ils alertent sur l’urgence de défendre la notion de service public de la culture, menacée de disparition.
Par Anaïs Heluin
Danse : Mathilde Monnier, l’art du partage
Danse 25 juin 2025 abonné·es

Danse : Mathilde Monnier, l’art du partage

La grande figure de la danse contemporaine présente Territoires à Montpellier Danse puis s’engage ensuite dans Transmission impossible au Festival d’Avignon. Deux projets collectifs ­vecteurs d’une forme très vivante de pédagogie.
Par Jérôme Provençal