Témoignages de survie

Une enquête parmi des homosexuels des cités
et le récit de l’un d’eux mettent au jour leur isolement extrême et les violences qu’ils subissent.

Olivier Doubre  • 22 octobre 2009 abonné·es

La formule pourrait sans doute résumer le propos des deux récents ouvrages qui viennent aujourd’hui dénoncer l’insupportable réalité de la vie des gays et des lesbiennes dans les cités françaises en 2009 : « Pour vivre heureux, vivons cachés ! » On aurait pourtant cru qu’une telle formule appartenait au passé, alors qu’on vient de fêter les dix ans du Pacs et son succès auprès des couples hétéros et homosexuels, et que chaque année la Gay Pride parisienne rassemble près d’un demi-million de personnes dans les rues de la capitale. Or, à la lecture de l’enquête de Franck Chaumont, Homo-ghetto , on s’aperçoit combien les homosexuels des deux sexes vivant dans les quartiers défavorisés des grandes agglomérations françaises sont bien aujourd’hui les « clandestins » d’une République qui ne garantit pas leurs droits fondamentaux.

Humiliations, insultes, agressions verbales et souvent physiques, pouvant aller jusqu’au viol, sont ainsi le lot commun de ces femmes et de ces hommes dont le seul tort supposé est leur orientation sexuelle. L’auteur est parti à leur rencontre et consacre une bonne partie de son livre à livrer les tranches de vie (difficile) de ceux qui, en acceptant de témoigner – à la condition expresse (pour la plupart) de conserver leur anonymat –, sont parvenus « à surmonter leur anxiété et leur peur » . Ancien journaliste à Beur FM avant d’être un temps responsable de la communication du mouvement Ni putes ni soumises, Franck Chaumont a très vite eu la « certitude » qu’il existait une «  société à deux vitesses sur la question de l’homosexualité » . Le 2 janvier 1997, jour du dépôt sur le bureau de l’Assemblée nationale par quelques députés socialistes de la proposition de loi du Contrat d’union civile, qui aboutira deux ans plus tard à l’adoption du Pacs, il organise un débat sur l’homosexualité en direct sur les ondes de cette station périphérique parmi les plus écoutées dans la communauté maghrébine. Il est alors choqué de la violence des propos des auditeurs à l’antenne et « prend conscience pour la première fois du décalage entre les populations des centres-villes et celles des cités sur la question ». Alors que l’homosexualité semble, dans le premier groupe, «  se normaliser, voire imposer ses codes esthétiques », elle s’enferme, dans les « cités-ghettos » , toujours « davantage dans le déni, l’intolérance et la clandestinité ».

Dix ans plus tard, la situation ne semble pas vraiment s’être améliorée, si elle n’a pas même empiré. En effet, pour écrire ce livre, l’enquête, qu’il mène pendant près de deux ans et demi, se révèle délicate « en raison de la difficulté à récolter des témoignages » . Nombreux sont les « lapins » qu’on lui pose, après avoir accepté au téléphone ou par mail une rencontre pour un entretien. À force de ténacité, il parvient pourtant à nouer des contacts avec ces garçons et ces filles qui ont dû inventer leur « façon de survivre à la révélation de [leur] homosexualité » . Car il s’agit bien de survie. Tous ont en effet eu à «  faire face au rejet de leur famille, de la cité » et à subir « la méfiance, les insultes, quand il ne s’agit pas de passages à tabac »… Les victimes de cette homophobie vont donc devoir cloisonner leur existence entre, d’un côté, leurs relations amoureuses (ou simplement sexuelles) et, de l’autre, leur vie sociale dans leur quartier et dans leur famille. Certains, évidemment, n’arrivent pas à s’assumer et balancent parfois « entre déni absolu et sexe brut dénué de tout sentiment » . D’autres feront de leur différence « un outil de revendication politique et social » , mais généralement au prix d’un véritable exil de leur cité et de leur environnement familial.

Dans cet univers, la situation des gays d’origine maghrébine est sans doute l’une des plus difficiles, le tabou de l’homosexualité y étant particulièrement fort, car supposé aller à l’encontre des traditions méditerranéennes et des interdictions religieuses.
Interrogé lui-même par Franck Chaumont, Brahim Naït-Balk a également souhaité raconter sa propre histoire à la première personne dans un ouvrage qui retrace, comme il l’annonce d’emblée dans le sous-titre, sa « descente aux enfers » à partir de l’instant où on le soupçonne d’être gay jusqu’à sa «  libération » , lorsqu’il finit par assumer ce qu’il est et même s’engager en faveur de ceux qui traversent les mêmes difficultés. Poignant, son récit commence par la découverte progressive de son attirance pour les garçons et cette époque, très fréquente chez nombre de jeunes homosexuels, où il croit être « anormal » et surtout « le seul “comme ça” » . Né dans les années 1960 et ayant vécu dans diverses cités, il est fils de mineur, d’origine marocaine, et l’aîné d’une fratrie de sept enfants. Longtemps et fortement tourmenté, il pense même parfois au suicide à une époque où, sans même le savoir consciemment, il avait « tellement intégré les tabous sur la sexualité qu’ils faisaient partie de [lui] ». À l’adolescence, les seuls mots qui lui viennent à propos de sa « part maudite » sont «  “interdit” ou “haram” (“ pêché” , en arabe) ». Il subira ensuite une longue série de violences dans ces cités où « la virilité est la valeur suprême et où règne la loi du plus fort » , et sera victime d’agressions sexuelles répétées par des petits caïds qui l’attendent lorsqu’il rentre de son travail d’éducateur spécialisé. Le chemin vers l’acceptation de soi sera long et difficile, mais s’assumer signifiera aussi affronter cette adversité et savoir la déjouer. Son livre est donc bien celui d’une longue et difficile «  libération » , jusqu’à parvenir à dire son orientation sexuelle à sa mère, qui assez vite va l’accepter…

Sans aucun doute parmi les premiers à être publiés sur ce sujet, ces deux livres mettent au jour des formes de discrimination et de violence dont bien des lecteurs ont peut-être l’intuition sans rien en connaître dans le détail. Ils attirent en tout cas l’attention sur une réalité qu’il faudra bien un jour appréhender et combattre, mais montrent également, comme le souligne Franck Chaumont, combien une certaine « communauté homosexuelle », blanche et aisée, des centres-villes, « satisfaite de ses conquêtes récentes, se désolidarise de ceux qui, tout près d’elle, vivent leur calvaire en silence » . Un calvaire que certains de ses « membres » les plus anciens ont pourtant eux-mêmes vécu dans le passé. Mais, au-delà, c’est bien à l’ensemble de la société de veiller à faire cesser ces violences et à permettre à tous de vivre la sexualité de leur choix. Et, pour ce faire, il s’agit aussi de réduire les discriminations sociales et spatiales, dont les homos des cités sont doublement victimes.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes

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