Comment redonner vie au travail ?

Thomas Coutrot  • 5 novembre 2009 abonné·es

Le documentaire de France 3 intitulé  la Mise à mort du travail, diffusé les 26 et 28 octobre, est une belle réussite. Loin d’en rester à la description affligée de la souffrance au travail, le réalisateur Jean-Robert Viallet, avec l’aide de chercheurs pertinents, en démonte brillamment les causes. Je retiendrai deux temps forts. D’abord l’histoire de Pascal, jeune cadre embauché par Carglass pour diriger un centre de réparation de pare-brise en banlieue parisienne. Nous assistons à son entretien d’embauche – une cynique séance de groupe où les candidats doivent démontrer leur capacité à flinguer leurs concurrents. Puis Pascal prend ses fonctions, impatient de faire ses preuves. Mais le temps passe, et la charge de travail écrasante (13 heures par jour) ne s’améliore pas. La direction de l’entreprise entretient savamment le sous-effectif dans l’atelier, tout en contrôlant la qualité du travail par des enquêtes téléphoniques systématiques auprès des clients (séquence étonnante dans le call center situé en Espagne, pour cause de Smic inférieur au nôtre). Un an plus tard, amer et déçu, le jeune cadre démissionne, laissant sa place à un nouveau naïf. Le réalisateur nous montre l’autre bout de la chaîne, là où aboutit la plus-value ainsi extraite : l’assemblée générale des actionnaires du groupe Belron, propriétaires de Carglass, qu’on voit célébrer la flambée des profits.

Le deuxième morceau de bravoure se situe chez Fenwick, le fabricant de transpalettes : un duo de consultants-marionnettistes est filmé en pleine « extraction des savoir-faire ». Séances stupéfiantes de manipulation, commentées au cordeau par le psychanalyste Christophe Dejours : les duettistes interrogent, flattent et décortiquent le meilleur vendeur de la société pour comprendre ce qui fait son succès. L’objectif : codifier son savoir-faire, le transcrire en recettes et instructions, pour pouvoir le transmettre à l’ensemble des autres vendeurs. Dépouillé de ses trucs de métier, le vendeur de choc sera sans doute jeté comme un citron pressé. Ici encore, on voit le célèbre Henry Kravis, patron du fonds d’investissement KKR et actionnaire principal de Fenwick, empiler les millions de dollars et pérorer à Davos. Le réalisateur n’a pas besoin d’en rajouter, tant ce type est une véritable caricature de vampire capitaliste…
Ces séquences, patiemment filmées au fil des mois, voire des années, démontent les dispositifs quasi diaboliques déployés par les managers pour satisfaire leurs actionnaires. On y voit comment les salariés sont mobilisés, voire enthousiasmés, par le discours de la « guerre économique », avant de déchanter, victimes d’un management au rouleau compresseur sans états d’âme.

Mais le système décrit est si cohérent, ses failles sont si ténues, que le risque de découragement est réel pour le spectateur. Bien sûr, un documentaire n’est pas un programme politique. Mais que faire face à une mécanique aussi bien huilée ? Le débat suivant la diffusion des deux premiers épisodes a été décevant. Christophe Dejours répétait la mise en accusation de l’évaluation individualisée des performances et de la casse des collectifs de travail. François Chérèque souhaitait que les entreprises soient gérées en fonction d’autres critères que le seul profit. Certes, mais lesquels ?

Peut-on espérer convaincre Kravis de s’intéresser à autre chose qu’à la rentabilité financière ? Sinon, n’est-ce pas son droit de vie et de mort sur les entreprises qu’il contrôle qu’il faudrait remettre en cause ? Peut-on continuer avec la religion de la « gouvernance actionnariale » ? Ne faut-il pas plutôt donner de vrais pouvoirs de contrôle aux représentants des salariés et des parties prenantes extérieures à l’entreprise (associations, usagers, sous-traitants, collectivités territoriales…) ? Instaurer par la fiscalité un revenu maximum admissible, pour alléger la pression des rendements financiers ? Créer une taxe sur les transactions financières pour réduire la liquidité des transactions ? Réserver le droit de vote aux actionnaires stables ? La prise de conscience des ravages du capitalisme financier sur le travail progresse à grands pas. Mais si le débat ne s’engage pas sérieusement sur les moyens d’y mettre un terme, les meilleurs documentaires n’auront servi à rien.

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