La fête est finie, reste le bonheur…

Serge Latouche  • 28 janvier 2010 abonné·es

« Pourquoi prendrais-je soin de la postérité ? » , disait Marx (pas Karl, mais Groucho). « Est-ce que la postérité s’est préoccupée de moi ? » Effectivement, on peut penser que l’avenir ne vaut pas de se tracasser pour s’assurer qu’il advienne, et qu’il vaut mieux en finir au plus vite avec le pétrole et les ressources naturelles plutôt que de s’empoisonner l’existence en se rationnant. Ce point de vue est assez répandu chez les élites, et on le comprend, mais on le trouve aussi implicitement chez un grand nombre de nos contemporains. Ou bien, comme l’a écrit l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen, l’un des premiers à avoir théorisé sur la décroissance : « Peut-être le destin de l’homme est-il d’avoir une vie brève mais fiévreuse, excitante et extravagante plutôt qu’une existence longue, végétative et monotone [^2]. » Certes, encore faudrait-il que la vie des modernes surconsommateurs soit vraiment excitante et que, a contrario, la sobriété soit incompatible avec le bonheur et même une certaine exubérance joyeuse. Et puis même… Comme le dit très bien Richard Heinberg : « Ce fut une fête formidable. La plupart d’entre nous, du moins ceux ayant vécu dans les pays industrialisés, n’ont pas connu la faim, ont apprécié l’eau chaude et froide au robinet, les machines à portée de main permettant de nous déplacer rapidement et pratiquement sans effort d’un endroit à l’autre, ou encore d’autres machines pour laver nos vêtements, nous divertir et nous informer, ainsi de suite. » Et alors ? Aujourd’hui que nous avons épuisé la dot patrimoniale, « devons-nous continuer à nous complaire jusqu’à la triste fin, et entraîner l’essentiel du reste du monde dans la chute ? Ou alors faut-il reconnaître que la fête est finie, nettoyer après nous et préparer les lieux pour ceux qui viendront ensuite [^3] ? »

On peut aussi justifier l’incurie du futur par toutes sortes de raisons pas forcément égoïstes. Si on pense, comme Schopenhauer, que la vie est une affaire qui ne couvre pas ses frais, c’est presque une forme d’altruisme que d’épargner à nos petits-enfants le mal de vivre.
La voie de la décroissance repose sur un postulat inverse partagé par la plupart des cultures non occidentales : pour mystérieuse qu’elle soit, la vie est un don merveilleux. Il est vrai que l’homme a la faculté de la transformer en un cadeau empoisonné et, depuis l’avènement du capitalisme, il ne s’en est pas privé. Dans ces conditions, la décroissance est un défi et un pari. Un défi aux croyances les mieux installées, parce que ce slogan constitue une insupportable provocation et un blasphème pour les adorateurs de la croissance. Un pari, parce que rien n’est moins sûr que la réalisation, pourtant nécessaire, du projet choisi d’une société autonome de sobriété. Toutefois, le défi mérite d’être relevé et le pari d’être tenté. La voie de la décroissance est celle de la résistance, mais aussi celle de la dissidence, face au rouleau compresseur de l’occidentalisation du monde et du totalitarisme rampant de la société de consommation mondialisée. Si les objecteurs de croissance prennent le maquis et, avec les Amérindiens, marchent sur le sentier de la guerre, ils explorent la construction d’une civilisation de sobriété choisie, alternative à l’impasse de la société de croissance. Ils opposent au terrorisme de la cosmocratie et de l’oligarchie politique et économique des moyens si possibles pacifiques : non-violence, désobéissance civile, défection, boycott et, bien sûr, les armes de la critique.

[^2]: La Décroissance, Nicholas Georgescu-Roegen, Sang de la terre, 2006, p. 149.

[^3]: Pétrole, la fête est finie ! Avenir des sociétés industrielles après le pic pétrolier, Richard Heinberg, Demi-Lune, « Résistances », 2008.

Écologie
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