Le « clou » : un gage de précarité

Banque de la dernière chance, le mont-de-piété connaît aujourd’hui une forte augmentation de sa fréquentation, révélatrice des temps de crise. Reportage.

Jean-Claude Renard  • 28 janvier 2010 abonné·es
Le « clou » : un gage de précarité

La légende est tenace. François-Ferdinand-Philippe d’Orléans (1818-1900), prince de Joinville et troisième fils du roi Louis-Philippe, dépose au mont-de-piété une montre pour honorer ses dettes de jeu. N’osant l’avouer à sa mère, il dit l’avoir oubliée chez sa tante. À vrai dire, le tour de passe-passe de « ma tante », équivalent à l’expression « mettre au clou », remonte loin. Du côté de l’Italie et de Pérouse. Quand, en 1462, le moine récollet Barnabé de Terni établit le monte di pietà , avec pour devise : « Je m’oppose toujours à l’usure. » Et tandis que l’usure grimpe, le premier mont-de-piété en France ouvre ses portes en 1637, sous l’impulsion de Théophraste Renaudot, journaliste, fondateur de la Gazette, médecin de Louis XIII, philanthrope et proche du cardinal de Richelieu. Après la mort du roi, Renaudot perd ses meilleurs défenseurs. L’institution ferme ses portes en 1644.

En 1777, Louis XVI rétablit l’institution de prêts sur gage. Le mont-de-piété s’installe alors à l’adresse qu’il occupe encore actuellement, rue des Francs-Bourgeois, dans le IVe arrondissement de Paris. À l’orée du XIXe siècle, Napoléon Bonaparte lui accorde le monopole des prêts sur gage et autorise l’ouverture de nouvelles adresses. Elles vont s’étendre de Lyon à Nîmes, de Toulouse à Roubaix, de Nantes à Marseille. Et, au lendemain de la Grande Guerre, le mont-de-piété devient Crédit municipal de Paris (CMP), amorçant en même temps le développement de ses activités bancaires.

Depuis sa création, le prêt sur gage propose une forme de crédit consistant à déposer un objet sur une période d’un an reconductible : des bijoux le plus souvent (80 % des ­articles), de l’argenterie, des montres, des œuvres d’art, du mobilier, des vins, des fourrures… Si les voitures ne sont plus acceptées (parce que des propriétaires avaient l’habitude de laisser leur véhicule le temps des vacances pour éviter de payer un parking), l’établissement a connu quelques dépôts insolites tels qu’un bus, un matelas ou une moissonneuse-batteuse. Aujourd’hui, près d’un million d’objets sont stockés dans les magasins de l’institution. Pour tout dépôt, le prêt est immédiat. 30 euros minimum. Sans plafond. La moyenne se situe autour de 780 euros par client, représentant 50 à 70 % de la valeur estimée de l’article, une valeur fixée depuis le marché des ventes aux enchères publiques. Séance tenante, c’est à prendre ou à laisser. À de rares exceptions, les expertises, réalisées par des commissaires-priseurs, sont gratuites. Une pièce d’identité et un justificatif de domicile sont les seuls documents exigés. Celui qui emprunte reste propriétaire de son bien, qu’il peut rembarquer à son gré contre le remboursement du prêt et des intérêts (fixés à 1 % par mois). 93 % des pièces mises en gages retrouvent leur propriétaire. Le reste est mis aux enchères. La vente sert alors à rembourser le prêt et les intérêts. S’il y a un bénéfice (le boni), il est reversé au client, tandis que toute perte demeure à la charge du Crédit municipal.

Voilà pour les conditions. Qui attirent en masse une population qui recourt à l’emprunt pour assumer dare-dare le quotidien. Les presque démunis, les presque en faillite, mais aussi des clients dans une mouise ponctuelle, endettés, en attente de rentrées pécuniaires ou ayant besoin rapidement d’argent. Le mont-de-piété est un guichet de la dernière chance et, pour beaucoup, un réflexe de survie. « On n’a pas le choix, confie une cliente. C’est le dernier recours avant de faire la manche pour avoir un peu de liquide. » Ni ravie ni mécontente devant la centaine d’euros pro­posée contre des bijoux. Acculée.

« Pas le choix » , tel est le leitmotiv aux guichets. Qui pour rembourser une dette, qui pour trouver la caution d’un appartement, qui pour créer une micro-entreprise, qui pour ­croûter ou envoyer de l’argent au pays. Certains sont familiers des lieux, d’autres néophytes. Si les Sri-Lankais (parce que le prêt sur gage est inscrit dans leur culture) sont des clients réguliers, on y croise beaucoup de résidents de Seine-Saint-Denis, des XVIIIe et XIXe arrondissements (quartiers populaires de la capitale), mais aussi du chic XVIe.
Dans l’ensemble, le mont-de-piété a valeur de sismographe des situations économiques et sociales. Dans une période de crise comme l’année 2009, le guichet est un tableau exacerbé, aux tonalités flagrantes : avec une augmentation de 30 % de l’activité de prêt sur gage par rapport à 2007. Soit une centaine de clients en plus par jour (500 personnes contre 400). L’institution enregistre 85 millions d’euros d’encours (c’est-à-dire la valeur totale des objets en attente de dégagement), tandis que le montant atteignait 65 800 000 euros en 2007.
Aujourd’hui, la population s’est élargie. Calée dans la mixité sociale. Dans la salle d’attente, « c’est un peu le service des urgences d’un hôpital » , dit-on sur place. «  Ce sont des personnes de milieu plus ou moins aisé qui viennent engager un objet, ­d’autres qui sont en réelle difficulté, des personnes âgées, des retraités, qui viennent pour récolter quarante ou cinquante euros », observe un employé.
Crise économique ou pas, il y a toujours eu des gens en mal de boucler les fins de mois. Certes. À cela près que, maintenant, les fins de mois tombent dès la deuxième semaine.

Société
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