L’intérêt général mis en concurrence ?

Un débat parlementaire a eu lieu autour de la transposition de la directive européenne de libéralisation des services, clone de la directive Bolkestein. Une question capitale.

Thierry Brun  • 28 janvier 2010 abonné·es
L’intérêt général mis en concurrence ?

Un important débat parlementaire, passé quasiment inaperçu, a eu lieu le 21 janvier à l’Assemblée nationale dans le cadre de la transposition de la directive européenne de libéralisation des services, la fameuse directive « Bolkestein », du nom de son initiateur ultralibéral, qui avait suscité une mobilisation sans précédent [^2]. Il s’agissait pourtant d’un sujet «  essentiel pour l’avenir du modèle des services sociaux français » , selon les termes du député socialiste Jean-Patrick Gille, rapporteur d’une proposition de loi «  relative à la protection des missions d’intérêt général confiées aux services sociaux et à la transposition de la directive services » , qui a été rejetée sans bruit par la majorité présidentielle le 26 janvier.

Depuis plusieurs mois, le gouvernement et le groupe UMP à l’Assemblée nationale, favorables à une large ouverture à la concurrence des services sociaux, ont évité tout débat sur les effets de la transposition de cette directive. Avant le vote du 26 janvier, les députés de l’opposition n’ont, par exemple, pu obtenir un rapport de transposition transmis le 5 janvier à la Commission européenne, laquelle ne communique pas sur l’état des transpositions. Le choix de ne pas tenir le public informé des derniers développements de la transposition distingue aussi la France des autres pays membres de l’Union européenne (UE), qui ont mis à la disposition du public un site Internet. Le gouvernement a préféré une transposition de la directive « services » en catimini et secteur par secteur, ce qui rend complexe l’analyse des textes. Les citoyens ignorent ainsi que la première phase du processus a pris fin le 28 décembre 2009 (voir Politis n° 1084, du 7 janvier), et que la France est entrée dans une phase d’évaluation des autorisations de mise en concurrence qui conduira à une révision de la directive en 2011. Il n’est donc pas surprenant que, lors de la séance du 21 janvier, Jean-Patrick Gille ait dénoncé une « méthode opaque » inquiétant « le secteur social et les parlementaires de l’opposition, qui y voient un véritable déni de débat démocratique ».

Déposée par le groupe socialiste, la proposition de loi visant à sécuriser les services sociaux d’intérêt général (SSIG) a donc mis en évidence les manœuvres gouvernementales et a contraint la droite à se prononcer sur ses choix concernant un vaste pan de la protection sociale. Car, excepté quelques cas particuliers, la nouvelle réglementation européenne vise en effet à mettre en concurrence les services sociaux et médico-sociaux, la formation professionnelle, le logement social, l’aide à l’enfance et aux familles, ainsi que l’ensemble des services destinés aux personnes dans une situation de besoin. Près de 2 millions de salariés, 10 % des emplois en France et 60 000 opérateurs étaient concernés par le débat autour de la proposition de loi socialiste.

En rejetant le texte, le gouvernement a refusé d’exclure clairement et totalement les services sociaux du champ d’application de la directive services, laissant s’appliquer à ce secteur le principe de la libre concurrence, qui aura de lourdes conséquences sur l’emploi et les missions d’intérêt général. Il a également rejeté l’idée soutenue dans la proposition socialiste que « les nouvelles dispositions inscrites dans le Traité de Lisbonne, qui vient d’entrer en vigueur » , servent à protéger les services sociaux.

De même, la possibilité de protéger les procédures de subvention des collectivités locales par un mandatement, qui éviterait ainsi à ces subventions d’être considérées comme des aides d’État non conformes aux règles de la concurrence (paquet Monti-Kroes), a été balayée d’un revers de main. Le gouvernement n’a diffusé qu’une circulaire (datée du 18 janvier) destinée à rendre « eurocompatibles » les subventions accordées à des associations pour assurer des services sociaux ; lesquelles associations ont eu la mauvaise surprise de découvrir que ce document très attendu ne concerne que les fonds octroyés par les « services de l’État » et non par les collectivités territoriales.
Le ton adopté à l’Assemblée nationale par Nora Berra, secrétaire d’État chargée des Aînés, est révélateur de l’engagement gouvernemental. Le texte des socialistes est « inutile » et « clairement contraire au droit communautaire » , et la secrétaire d’État a eu cette formule qui en dit long : « Je crois avant tout que le devoir des politiques n’est pas de faire naître des inquiétudes ou de créer de la confusion, sous prétexte qu’il est question de concurrence. » Nora Berra a justifié son propos en affirmant que la Commission s’opposera, par ­exemple, à l’exclusion de la directive des services de crèche, de halte-garderie et d’aide à domicile, et qu’elle saisira la Cour de justice contre la France si la loi française de transposition venait à les exclure.

Les députés socialistes, qui ont invoqué le traité de Lisbonne et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne pour protéger les services sociaux, ont aussi été renvoyés à leurs chères études par Jean-Paul Lecoq, du groupe des députés communistes, républicains et du Parti de gauche : « Nos services sociaux ne sont pas à l’abri des règles de la concurrence du traité et de la logique libérale et mercantile qui le sous-tend. » Le député communiste a pointé cette contradiction consistant «  à protéger les services sociaux d’intérêt général en s’appuyant […] s ur les nouvelles garanties offertes par le traité de Lisbonne ». Les dispositions de ce dernier « ne peuvent protéger les services sociaux d’intérêt général des règles de la concurrence. C’est pour cette raison essentielle que nous avions voté contre le traité ; c’est aussi pour cette raison que la majorité du peuple français l’avait rejeté ».

La Cour de justice européenne a notamment retenu une définition très extensive de la notion d’entreprise chargée d’un service d’intérêt économique général en estimant que toute entité exerçant une activité économique, quel que soit son mode de financement ou son statut juridique, constitue une entreprise. Un exemple récent aux Pays-Bas a confirmé la vision étroite de la Commission en ce qui concerne les services sociaux d’intérêt général. Dans le cas du logement social, elle a estimé que ce service « devait établir un lien direct avec les ménages défavorisés et que la location de logements aux ménages autres que socialement défavorisés ne peut être considérée comme un service d’intérêt général », explique Jean-Paul Lecoq, dont le groupe n’a pas soutenu le texte socialiste.
Une large libéralisation des services publics sociaux est donc programmée, mais, compte tenu du manque d’informations, les retombées de la transposition de la directive « services » sont pour l’instant difficilement mesurables. Certains affirment qu’on verra sous peu des crèches en libre prestation de services assurés par des prestataires non établis en France, qui se verront interdire les « aides d’État », c’est-à-dire le versement du tiers payant par les caisses d’allocations familiales. Un changement menaçant l’avenir du modèle social est bel et bien en cours.

[^2]: Au point que le Parlement européen a imposé quelques modifications de son contenu en 2006, notamment en introduisant la possibilité d’exclure un certain nombre de services sociaux.

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