«Rwanda, la vérité et la complexité»

Spécialiste de la région des Grands Lacs, professeur à Paris-I, expert auprès du TPI d’Arusha, André Guichaoua nous livre témoignages
et analyses sur l’une
des plus grandes tragédies
du XXe siècle.

Denis Sieffert  • 25 février 2010 abonné·es
«Rwanda, la vérité et la complexité»
© Photo : Guercia/AFP

En histoire, le dernier mot n’est jamais dit. D’autres travailleront encore sur le génocide rwandais. Peut-être même André Guichaoua lui-même. Mais, en l’état actuel, le livre de ce professeur de Paris-I, reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes de la région des Grands Lacs, s’impose comme la plus importante somme sur le sujet. L’ouvrage ne se distingue pas seulement par la profusion des témoignages recueillis, et par la connaissance historique et sociale de l’auteur. Il vaut surtout par le positionnement et la méthode d’un chercheur résolument étranger aux polémiques et aux clans. Pour autant, ce n’est pas le livre classique du « chercheur », sans doute parce qu’André Guichaoua connaît « physiquement » le Rwanda, et qu’il était à Kigali au mois d’avril 1994. Le piège de l’hôtel des Mille Collines, où s’étaient réfugiés ceux qui tentaient d’échapper au génocide, s’est refermé sur lui comme sur des centaines d’autres. Il fait le récit des épisodes les plus tragiques dont, par la force des choses, il devient à son corps défendant acteur quand il s’agit de convaincre les assassins d’épargner des vies humaines.

Nous sommes là très loin de la froideur d’une thèse de « spécialiste ». C’est sans doute cette rencontre de l’historien et du témoin qui fait l’originalité de ton de ce livre. Après coup, une troisième fonction vient en renfort de l’auteur : celle de l’expert auprès du Tribunal pénal international d’Arusha. Dans cette position, André Guichaoua est habilité à recueillir d’innombrables témoignages. Il a accès à une masse de documents qu’il analyse et livre ici au lecteur. Il dit aussi sa déception devant les dysfonctionnements d’un appareil judiciaire politisé, aux lenteurs calculées, et pratiquant volontiers des impasses quand il faudrait enquêter aussi sur l’action des vainqueurs.
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer dans un récent numéro de Politis (n° 1089) l’appréciation que l’auteur porte sur les points les plus polémiques du dossier, comme l’assassinat du président rwandais Juvénal Habyarimana, le 6 avril 1994 (il ne fait guère de doute pour lui que le coup a été fomenté par le Front patriotique rwandais, tutsi, en exil) ainsi que sur le rôle de la France, embarquée jusqu’au bout dans la logique du pire. Son propos décevra cependant les amateurs de positions binaires.

Mais n’y revenons pas. On insistera plus particulièrement ici sur l’analyse du contexte de la tragédie : la question ethnique et les discriminations sociales, les interférences régionales (l’influence de l’Ouganda), le rôle des populations « rwandophones » au Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo) et le poids des rivalités internationales : on mesure à quel point, dans la tradition coloniale, la région ne devrait guère être autre chose que le théâtre d’affrontements indirects entre grandes puissances. Mais on observe aussi que cette vision – celle des grandes puissances – est une illusion quand les acteurs locaux prennent leur autonomie. C’est peut-être là le grand mérite de l’analyse d’André Guichaoua : l’ombre des puissances coloniales est certes présente, mais les protagonistes du drame, innocents ou coupables, sont d’abord rwandais. Pour preuve, la question ethnique. André Guichaoua relève que cette grille de lecture, jadis exacerbée par le colonialisme, était paradoxalement en train de s’estomper à la fin des années 1980. Mais, en sous-main, les principaux dirigeants politiques locaux se sont gardé la possibilité de l’instrumentaliser. Ce qu’ils n’ont pas manqué de faire.
Au total, ce livre s’adresse à ceux qui veulent, autant que possible, approcher la vérité de cette tragédie. En découvrir les complexités. Sa lecture, bien sûr, modifiera leur jugement, peut-être contre eux-mêmes. Mais il ne leur interdira pas non plus de conclure différemment. Et c’est sa noblesse.

Idées
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