Les services sociaux ne sont pas des services marchands

Il est impératif de mener
une bataille pour que
les services non économiques d’intérêt général sortent
du champ de « la concurrence libre et non faussée ».

Joël Henry  et  Michel Chauvière  • 25 mars 2010 abonné·es

Il est maintenant bien connu que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) préconise la libéralisation de tous les services, notamment depuis l’Accord général sur le commerce des services (AGCS), et que l’Union européenne se fonde, de son côté, sur le libre marché et la concurrence non faussée pour le meilleur et la liberté de chaque individu. Cette orthodoxie libérale est, selon les temps et les pays, plus ou moins régulée par les États (et les collectivités territoriales), bien que cette régulation soit, par principe, interdite par les traités communautaires (article 107 de l’actuel traité de fonctionnement de l’UE), sauf si cette interdiction porte atteinte aux missions d’intérêt général incombant aux États (article 106-2 TFUE). Autrement dit, c’est seulement par dérogation et sous surveillance communautaire pointilleuse que les services sociaux et d’autres fonctions collectives (santé, logement, etc.) peuvent être financièrement soutenus.
Dans la doxa communautaire, en vertu du principe de subsidiarité, c’est à chaque État de désigner ses propres services d’intérêt général (SIG) et de les mandater. Mais il y a plusieurs sous-catégories : les services d’intérêt économique général (SIEG) sont des services économiques auxquels les autorités publiques assignent des obligations de service public (OSP). Les services non économiques d’intérêt général (SNEIG) opèrent dans le champ régalien. Enfin, mal identifiés dans les textes communautaires, les services sociaux d’intérêt général (SSIG) comprennent les régimes légaux de Sécurité sociale et les prestataires dans différents domaines. Tout SSIG est donc un SIG mais peut être aussi un SIEG (sauf rares exceptions régaliennes) car, même sans but lucratif, toute prestation sociale est une activité économique sur un marché, même si le bénéficiaire ne la paie pas directement. C’est cette classification que nous contestons.
Une première directive « relative aux services dans le marché intérieur » (Bolkestein) amalgamait les différents types de services (commerciaux, sociaux, etc.), et il a fallu une levée de boucliers au Parlement européen pour en exclure les services non économiques d’intérêt général, ceux participant à l’exercice de l’autorité de l’État, les services de santé et certains services sociaux.

Promulguée le 12 décembre 2006, la directive modifiée devait impérativement être transposée dans chaque droit national avant la fin 2009, entraînant l’inquiétude légitime des autorités publiques et des opérateurs sociaux (associations notamment). Pour ce faire, comme l’Allemagne et par différence avec les autres États membres, le gouvernement français a choisi de ne pas procéder par la loi mais par des ajouts réglementaires dans le droit interne, évinçant ainsi le Parlement.

La proposition de loi sur les SSIG, déposée à juste titre mais tardivement par les députés socialistes, radicaux, citoyens, divers gauches et apparentés, ne pouvait qu’être rejetée le 26 janvier dernier après avoir été jugée « inutile, contre-productive et dangereuse » par la majorité. De son côté, le groupe de la gauche démocrate et républicaine a, lui aussi, voté contre car, pour lui, tous les services sociaux doivent relever des services non économiques d’intérêt général (SNEIG), doctrine qui est également celle que nous défendons avec l’association MP4-Champ social [^2].

Le classement adéquat des services sociaux et le reclassement des SSIG parmi les services non économiques d’intérêt général ont plusieurs conséquences : ils placent les SSIG hors de la compétence de l’Union européenne et du champ de l’AGCS, ils redonnent à l’économie sociale sa vocation de modalité d’insertion et de cohésion sociale, et surtout ils les mettent hors de portée des opérateurs marchands. Est-ce superfétatoire ou irréaliste de raisonner ainsi au vu des règles et des contraintes communautaires ? Ce n’est pas notre avis. Trop d’éléments juridiquement utilisables ont été sciemment oubliés : ainsi, par exemple, le renversement de doctrine consécutif aux arrêts Fenin et Selex de la Cour de justice de l’Union européenne. En réalité, le principal obstacle est d’ordre idéologique et politique : prendre ou pas ses distances avec le modèle libéral. Nous avons, quant à nous, choisi notre position.
Même si la situation risque d’être figée pour un certain temps, l’espoir demeure. Un intergroupe SIG-SSIG s’étant constitué au Parlement européen, nous tentons évidemment d’y faire entendre notre doctrine. De plus, en France, les sénateurs socialistes ont eux aussi déposé, le 23 décembre, une proposition de loi relative aux services sociaux. Connaîtra-t-elle le même sort que celle qui vient d’être rejetée ? Nous souhaitons en tout cas qu’elle intègre notre position par l’ajout d’amendements, qu’elle inspire les orientations européennes et prépare ainsi une autre Europe sociale.

[^2]: On peut signer une pétition autour de ce texte sur le site

Idées
Temps de lecture : 4 minutes

Pour aller plus loin…

Cédric Durand : « Nous sommes dépendants des plateformes comme autrefois des seigneurs »
Entretien 7 mai 2025 abonné·es

Cédric Durand : « Nous sommes dépendants des plateformes comme autrefois des seigneurs »

Deuxième livre de l’Institut La Boétie, fondé par les insoumis, Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ? reprend les trois cours donnés par l’économiste sur le techno-féodalisme en 2023 et 2024. Il y livre un véritable projet politique alliant cybertechnologie, socialisme et écologie.
Par François Rulier
Cette virilité qui nous coûte cher
Idées 7 mai 2025 abonné·es

Cette virilité qui nous coûte cher

Alors que l’espace médiatique est saturé de discours sécuritaires, l’historienne Lucile Peytavin met en lumière la dimension genrée de la délinquance en France. Et évalue le coût de la violence masculine pour la société.
Par Salomé Dionisi
Aya Cissoko : « Le capitalisme est cannibale, il se repaît de vies humaines, du vivant »
Entretien 5 mai 2025 abonné·es

Aya Cissoko : « Le capitalisme est cannibale, il se repaît de vies humaines, du vivant »

Triple championne du monde de boxe, Aya Cissoko considère le lien social et le droit comme seuls remparts pour agir contre la montée des extrêmes droites.
Par Maxime Sirvins
Hugo Lemonier : « Nous avons une dette vis-à-vis des victimes »
Entretien 30 avril 2025 abonné·es

Hugo Lemonier : « Nous avons une dette vis-à-vis des victimes »

Alors que la plupart des médias ont fait revenir leur reporter du tribunal de Vannes, où est jugé le chirurgien Joël Le Scouarnec pour des agressions sexuelles et des viols sur 299 victimes, le journaliste spécialiste des questions de violences intrafamiliales y est encore. Choqué du traitement des victimes par les institutions.
Par Hugo Boursier