L’Amoralité Du Gueux N’A Décidément Pas De Limites

Sébastien Fontenelle  • 30 avril 2010
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Cette semaine, dans Le Point , le taulier, Franz-Olivier Giesbert – dit FOG -, déplore que «la machine médiatique» ne sache des fois plus s’arrêter.

Plus précisément, FOG se désole de ce que «les pratiques» du conjoint «polygame et fier de l’être» de l’automobiliste voilée de Nantes «deviennent une affaire d’État» , sous le double effet des «déclarations ministérielles» de Brice Hortefeux et de l’emballement de «la machine médiatique» (dont le big boss du Point est de longue date, c’est bien connu, l’un des plus radicaux critiques, et dont par conséquent nul(le) ne saurait sensément le soupçonner d’être, au sein de l’éditocratie, l’un des mieux huilés rouages, allons, allons, un peu de retenue, siouplaît).

Pour autant – et pendant même, insistons-y, que son patron dénonce la moutonnerie d’une «machine médiatique» dont les facilités le navrent -, Le Point , cette semaine, pose, à la une, la question qui taraudait son lectorat: «L’État subventionne-t-il la polygamie?»

Illustration - L'Amoralité Du Gueux N'A Décidément Pas De Limites

En sorte que, tu l’auras compris: nonobstant que FOG les juge intempestives, les «déclarations ministérielles» de Brice Hortefeux dictent, quand même, l’agenda et le sommaire – et la une – du Point .

Nonobstant que FOG toise de haut «la machine médiatique» et ses emballements: Le Point la suit, évidemment, dans sa précipitation.

Et c’est un bon début, mais la suite est bien aussi – tu vas voir.

Dans le sommaire du Point de la semaine, neffet: la question posée à la une – et qui portait, rappelle-toi, j’aimerais bien que tu suives un peu, sur le fait de savoir si l’État subventionne la polygamie (ou pas) -, devient tout d’un coup l’ affirmation que l «’arnaque aux allocations» est en Hexagone «un sport national» , et que si tu veux en savoir plus, faut que t’ailles voir page 70.

Nous venons donc de passer, tu l’auras noté, de l’hypothétique subvention étatique de la polygamie à quelque chose de nettement plus vaste, et qui donne très fort – alors même que nous n’en sommes encore qu’au sommaire – l’impression que l’argent de nos impôts est salement pillé, non, par exemple, par les quelques centaines de pansu(e)s possédant(e)s à qui l’État a fait, sous l’ombre du bouclier fiscal, un chèque d’un million d’euros (et quelques) pour les remercier d’être si nanti(e)s, mais bien plutôt par ces gens, tu sais, qui se gavent d’allocations – comment les appelle-t-on, déjà?

(Merde alors, ça se plaint d’avoir des problèmes de fins de mois, mais quand il s’agit de nous pomper l’impôt, pardon: ça tend la main avec une avidité qui offusque le bon goût.)

Est-ce que cet infléchissement – ce passage de l’hypothèse particulière d’un financement public de la polygamie à la dénonciation de «l’arnaque aux allocations» – ne nous ramènerait pas, mine de rien, vers une thématique où Le Point nous aurait déjà montré sa brillance?

Si fait, ami(e): cela nous ramène, tranquillement, vers l’univers des salauds de pauvres, où «Thierry F., chômeur professionnel» , nous fait toucher du doigt que les chômistes sont quand même aussi , et quoi qu’en disent les monolectes, des morpions crochetés aux parties basses de la société, qui se gavent de mets fins à nos frais.

Et de fait, aux pages 70, 71 et 72 du Point de la semaine (comme naguère dans le récit lepoint u des emblématiques frasques de Thierry F.), l’épouvante règne: on ressort de là – un long papier nourri de conditionnels – sans le moindre commencement de réponse aux questions qu’on ne se posait pas sur le possible sponsoring étatique de la polygamie, mais avec, en revanche, le fort soupçon que l’État, au lieu d’emmerder les riches qui travaillent durement en leur infligeant un impôt de solidarité sur la fortune (ISF, on va y revenir, patience), ferait mieux de se doter pour de bon des outils qui lui permettraient enfin de mieux contrôler l’usage que les gueux font des faveurs dont il les comble.

Ça commence par le témoignage d’ «un élu» – dont le nom est tu -, qui narre «une anecdote qui en dit long» .

(C’est une règle de base de l’enivrant métier de journaliste, coco, je te la rappelle pour quand tu postuleras chez Barbiche: une anecdote ne vaut que si elle en dit long.

Si t’as une anecdote qui en dit court, si amusante soit-elle: tu te la prends, tu te la roules, et tu te la fumes – it’s from Belgium .)

Bon, donc, l’élu anonyme raconte: «Un père de famille voulait faire aménager aux frais des HLM de la ville un couloir privatif entre le logement qu’il occupait avec sa femme et l’appartement de sa deuxième épouse» .

Et donc, cette anecdote, pour anecdotique qu’elle soit, «en dit long sur les dérives qui peuvent exister en matière d’allocations sociales» [^2], explique Le Point , qui ajoute aussitôt que: «Chaque année, les caisses d’allocations familiales distribuent généreusement 64 milliards d’euros» [^3].

Quel rapport, exactement?

Quel rapport, entre ces 64 milliards et l’anecdote du gars qui voulait faire un couloir entre ses deux épouses?

Aucun: sauf erreur, les caisses d’allocations familiales ne financent pas (du tout) le réagencement intérieur des HLM[^4].

Mais qu’importe ce minuscule détail – Le Point veut nous faire passer le message que cette générosité de l’État est synonyme de fraudes – «un océan de fraudes» -, et la polygamie n’est qu’un prétexte: l’important est de pouvoir énoncer qu’ «on estime (…) que tous les ans, faux chômeurs, faux malades, faux RMIstes, mères faussement isolées et arnaqueurs de tout poil empocheraient jusqu’à 5 milliards d’euros» .

Soit, tout de même: un douzième du gros magot de 64 milliards.

Et bien sûr: il s’agit d’une estimation.

Mais Le Point la nourrit, pour mieux nous convaincre de sa justesse, d’une paire de nouvelles anecdotes (qui en disent long).

Première anecdote: un «homme originaire de Limoges [^5] *, en 2008, avait déposé douze dossiers»* de demandes d’allocations familiales «sous douze identités différentes» .

Aucun rapport, même lointain, avec la polygamie – mais voilà qui en dit long, tu en conviendras, sur les dérives qui peuvent exister, etc.

Seconde anecdote: «Émilie, jolie brunette de 37 ans [^6] *, cadre dans un musée national, vivait depuis dix ans en concubinage avec un artiste inscrit au RMI qui empochait en plus l’allocation logement»* .

Or: ces «aides n’auraient pas du être versées, au regard des revenus du couple» .

Résultat: Émilie s’est fait gauler[^7].

Émilie – jolie, 37 ans – témoigne, pour la postérité: «J’avais une adresse fictive, chez des amis, mais en croisant avec le fichier des impôts les services sociaux ont découvert qu’en fait j’habitais chez mon compagnon.»

Et ça n’a toujours pas le moindre rapport avec la polygamie – ça commence à devenir un peu voyant -, mais Le Point , après avoir minutieusement rappelé qu’ «avec un million de bénéficiaires, le Revenu minimum d’insertion décrocherait, d’après les spécialistes, l’oscar de la fraude» , ajoute que: «L’allocation de parent isolé (API) est aussi un fromage apprécié des couples resquilleurs» .

Et justement: «C’est cette allocation qu’auraient indûment perçue, selon le ministère de l’Intérieur, les concubines de Lies Hebbaj» – le conjoint de l’automobiliste voilée de Nantes.

Ça, coco, c’est de la transition – et voilà qu’on arrive enfin dans le dur, comme promis à la une: voilà qu’on va enfin savoir si, oui ou non, l’État subventionne la polygamie.

Putain, c’est pas trop tôt.

Sauf que: pas du tout.

Le Point , certes, produit le témoignage[^8] d’une certaine «Sonia Imloul, expert associé à l’Institut Montaigne» (un think tank libéral où la défense des aides publiques n’est pas exactement survalorisée), qui «prévient» que «dans chaque cité, il y a des familles polygames, c’est un secret de Polichinelle» [^9].

Là: «En général, les concubines qui sont sans papiers utilisent pour elles-mêmes et leurs enfants le numéro de Sécurité sociale de l’épouse déclarée» .

Ou alors: «L’autre cas de figure, ce sont des femmes en situation régulière, souvent dotées de la nationalité française, qui habitent avec leur mari polygame mais se déclarent “mère isolée” pour toucher l’aide» .

(Je suis sûr que même Éric Besson, fût-ce dans ses pires cauchemars, n’aurait jamais imaginé que la situation était si affreuse.)

Diantre, se demande alors Le Point (dûment prévenu de ces horreurs par l’Institut Montaigne): mais alors, «quelle est l’ampleur du phénomène» ?

Le Point répond: «En 2006, un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme estimait entre 16.000 et 20.000 le nombre de familles polygames en France» .

Et?

Et c’est tout.

Le Point en reste là.

Et tu l’auras saisi: les statistiques de la CNCDH sur le nombre estimé de familles polygames en France, en 2006, ne nous disent absolument rien – mais rien – sur leur éventuelle propension à piller la Sécu.

À la question: «L’État subventionne-t-il la polygamie?»

Le Point n’a donc nullement répondu.

Elle n’était posée, à la une, que pour attirer le chaland: elle a surtout servi de prétexte à la redite qu’à l’instar de Thierry F., les faux chômeurs, les faux malades et les faux RMIstes nous font les poches, et que – c’est la conclusion du papier du Point«la lutte contre la fraude aux prestations sociales reste» chez nous «timide, comparée aux moyens déployés par certains de nos voisins européens» .

Alors que, pour ce qui serait de ponctionner les riches, pardon, on se pose un peu là.

Heureusement, Le Point veille à remettre un peu d’équité dans tout ce bordel: en page 30, cette semaine, l’hebdomadaire de FOG offre à son lectorat «des pistes pour minimiser son ISF» .

Car, il faut le savoir: des «produits anti-ISF» existent, comme par exemple les «Fonds communs de placement à risque (FCPR)» .

Ils aident à se libérer du joug des contingences contributives: c’est d’un esprit allégé que le riche peut alors se plonger, page 70, dans le consternant récit de l’insondable amoralité des pauvres.

[^2]: Comme dirait Georges Tron.

[^3]: Noter le «généreusement» .

[^4]: Et quand bien même: le couloir en question, si j’ai bien compris, n’a pas (du tout) été construit. Pour le dire nettement: j’ai le sentiment que la construction de couloirs pour épouses reste un phénomène assez marginal, dans les HLM. Mais bon. N’ergotons pas.

[^5]: Eût-il été de Saint-Flour, que l’anecdote aurait cependant conservé sa puissance évocatrice.

[^6]: Eût-elle été vieille et moche, que son cas aurait lui aussi conservé toute sa valeur exemplaire.

[^7]: Je suppose que tu l’auras remarqué: Le Point illustre un papier destiné à nous convaincre notamment que l’État est beaucoup trop pusillanime dans la répression de «l’arnaque aux allocations» par des anecdotes – révélatrices – narrant, toutes, que des fraudeurs se sont fait choper.

[^8]: Le seul, dans ce papier, qui ne soit pas anonyme.

[^9]: De fait: la digne académicienne Encausse nous l’avait déjà révélé.

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