Un univers idyllique et irréel

Le temps du pèlerinage à La Mecque, les différences sociales et les considérations matérielles s’estompent, au profit d’un message de fraternité humaine.

Saad Khiari  • 15 avril 2010 abonné·es

Le pèlerinage à La Mecque est l’une des cinq obligations canoniques de l’islam. Il a lieu une fois par an à une date précise, fixée par le calendrier hégirien. Le musulman doit l’accomplir une fois dans sa vie à la condition d’en avoir les moyens matériels et physiques. Une partie de ce rituel se déroule à La Mecque et consiste, entre autres, à faire sept fois le tour de la « Kaaba » (bâtiment de forme cubique construit, d’après le Coran, par Abraham et son fils Ismaël) et à parcourir sept fois le trajet (7 x 300 mètres environ) qui sépare deux endroits sacrés situés aux abords de la Kaaba : Safa et Marwa (pour commémorer les errements de Hager [Agar], épouse d’Abraham, et de son jeune enfant Ismaël, qui ont failli mourir de soif avant le jaillissement d’une source appelée « zem-zem »). Cette partie du rituel, la « Umra », appelée communément « petit pèlerinage », peut être accomplie toute l’année. Le fidèle qui a les moyens de faire le voyage en tire un grand bénéfice. D’une part, sa présence sur les lieux saints lui permet de se soustraire au tumulte et aux tentations de la vie quotidienne, et de s’adonner à la prière et à la méditation, et, d’autre part, la participation aux prières collectives dans les mosquées sacrées de La Mecque et de Médine ( harameyn ) lui permet de « capitaliser », en quelque sorte, des actions bénéfiques dont il sera tenu compte le jour du jugement dernier. Enfin, la Umra sera totalement accomplie quand le fidèle aura fait le voyage à Médine (deuxième lieu saint de l’islam, les autres étant La Mecque et Jérusalem), pour rendre visite à la tombe du Prophète Mohammed (Mahomet) et prier dans la grande mosquée sacrée.

C’est au cours du pèlerinage et, dans une moindre mesure, à l’occasion de la Umra, que le fidèle arrive à s’extraire pour un moment de la vie quotidienne, des dangers et des tentations matérielles, pour aller à la rencontre de Dieu. Il doit se dépouiller de tout ce qui rappelle les défauts et les faiblesses de l’homme et se mettre en état de « nudité » totale face à son Créateur, comme au jour de sa naissance. C’est pour l’aider à se retrouver dans cet état de « pureté » qu’il lui est fait obligation de se défaire de tous les attributs apparents de richesse matérielle (bijoux, argent, vêtements…) et de revêtir deux grands draps blancs non cousus, avant de fouler l’espace sacré contenu dans le périmètre de la grande mosquée de La Mecque. Plus rien ne doit différencier le riche du ­pauvre, le faible du puissant. Le musulman, vêtu de ses seuls draps blancs et débarrassé de tout accessoire matériel, se retrouve au milieu d’une foule immense d’hommes et de femmes, fidèles anonymes, sans distinction de race ni de statut social. Ces millions de femmes et d’hommes qui perpétuent à ­longueur d’année et depuis des siècles cette ronde impressionnante autour de la Kaaba participent à l’accomplissement d’un rituel destiné à rendre hommage à Dieu, à demander la rémission de leurs péchés et à implorer sa miséricorde. En entretenant cette ronde incessante, les fidèles venus du monde entier prennent conscience qu’en se relayant ainsi depuis des siècles ils maintiennent vivant le message coranique qui fait injonction aux hommes de construire la grande fraternité humaine.

Ce grand rassemblement, par-delà la signification et le message du rite lui-même, offre l’occasion rare d’une cohabitation humaine apaisée, unie dans la ferveur certes, mais aussi rappelée à la réalité quotidienne, une fois passé les moments de recueillement et de prière. En effet, la vie quotidienne reprend rapidement ses droits dans les hôtels, les souks, les restaurants et dans la rue. Le spec­tacle d’une foule bigarrée, à l’image du monde dans sa diversité et dans la complexité de sa composante humaine, évoluant dans un univers apaisé, laisse une impression saisissante de rêve éveillé. Pas de conflits, pas d’agressivité. Des hommes et des femmes dont le point commun essentiel est la fidélité à une même religion, mais que tout sépare par ailleurs. Il est vivement recommandé aux pèlerins d’éviter les palabres, les discussions oiseuses, les controverses inutiles et surtout les disputes consécutives aux bousculades. On ne peut s’empêcher de garder longtemps en mémoire cet univers idyllique qu’on sait irréel. La Mecque réussit la prouesse de faire vivre ensemble et tous les jours l’histoire, la géographie, la culture, les traditions, la langue de pays et de régions différents. Des hommes et des femmes venus de très loin avec leurs particularismes et leurs préjugés. Ils constituent pourtant ce que le Prophète de l’islam a voulu construire dès son exil à Médine : la Oumma, ou communauté de croyants, dont le lien commun reste l’islam, et ayant pour unique viatique le Coran. Aussi bien, pour un œil extérieur venu ­d’Europe, l’opportunité de dialoguer avec le monde musulman dans sa diversité, en toute liberté et hors de toute contrainte, est évidente et mérite d’être saisie pour appréhender concrètement les questions importantes qui agitent le monde musulman et qui donnent de lui, du moins en Occident, une image préoccupante.

Publié dans le dossier
Voyage au coeur de l'islam
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