Un marché garanti sans limites

La nouvelle Commission nationale du commerce équitable a pour mission de rassurer les consommateurs… sans inquiéter la grande distribution et l’industrie agroalimentaire.

Thierry Brun  • 6 mai 2010 abonné·es
Un marché garanti sans limites
© PHOTO : DANIAU/AFP

La scène se passe dans les rayons d’une grande surface. Poussant son chariot, le chaland hésite : devant lui, des piles de tablettes de chocolat et une dizaine de marques estampillées « issu du commerce équitable » ou « bio-équitable » . D’autres produits sont accompagnés de formules fantaisistes certifiant que ce qu’il mangera est « naturel » , « cultivé sainement » , et qu’il est « solidaire » des « petits producteurs » du Sud. Comment s’y retrouver ? D’autant que notre client lorgne à présent des barres KitKat et des glaces Ben & Jerry’s garanties « équitables » … Et ce n’est pas fini ! Il trouvera aussi de la vodka, des coussins et des parasols, des vêtements et une gamme de produits alimentaires vendus à prix discount portant la mention « Fairtrade-Max Havelaar », le célèbre logo certifiant aussi les produits des marques de distributeurs. Tous équitables – c’est-à-dire « garantissant les droits des producteurs et des travailleurs salariés, en particulier ceux du Sud » , selon la définition communément admise ?

En réalité, bien des questions se posent. Car toute la grande distribution (Auchan, Carrefour, Casino, Champion, Système U, Leclerc, Monoprix, etc.), sans oublier Lidl, le champion du hard discount, a investi le secteur, sans parler des cafés Starbucks et des restaurants McDonald’s. L’équitable est une aubaine pour ces industriels qui ont fait émerger une « profusion de nouveaux labels de consommation responsable aux promesses pas toujours clairement identifiées » , comme l’ont reconnu Chantal Jouanno et Hervé Novelli, respectivement secrétaire d’État chargée de l’Écologie et secrétaire d’État chargé du Commerce, qui ont mis en place le 22 avril la Commission nationale du commerce équitable (CNCE).

Peut-on compter sur celle-ci pour clarifier la situation ? Pas sûr. Ces industriels de l’agroalimentaire et de la grande distribution sont régulièrement montrés du doigt par des ONG dénonçant les violations des droits humains chez leurs sous-traitants. Or, ils sont peu concernés par la nouvelle Commission : « Exit du périmètre du commerce équitable officiel les approches filières, le plaidoyer, le militantisme et la condamnation des pratiques des entreprises transnationales. Une très belle victoire d’étape sur l’équité et les valeurs universelles pour les commerçants de l’équitable » , s’indigne l’économiste Christian Jacquiau [^2].

La grande distribution pourra donc continuer à vendre produits alimentaires, cosmétiques et artisanat éthique. Le marché de l’équitable est l’occasion d’améliorer son image et de pousser à la consommation de produits dont les critères éthiques se limitent à certifier les bonnes relations commerciales entre petits producteurs du Sud et importateurs. Si l’on en croit une étude de Xerfi [^3], la crise n’a pas freiné cette consommation, qui continue de progresser de plus de 6 % par rapport à 2009. « On avait plus ou moins prévu l’arrivée des marques de distributeurs, c’était inéluctable , reconnaît Stéphane Comar, cofondateur de la coopérative Éthiquable, dont les produits certifiés « commerce équitable » sont vendus en grande distribution. Le marché s’est fortement développé et se structure sévèrement. Plusieurs organisations souffrent. C’est un tournant pour le commerce équitable. »

En quelques années, les revendications des organisations pionnières en France ont été mises sous l’éteignoir. « Si on veut vraiment aider les producteurs du Sud et avoir un impact sur l’économie, il faut agir au niveau politique, sur l’éducation des consommateurs et en direction des décideurs économiques et politiques. Cette voix du commerce équitable existe encore, mais elle est ­désormais minoritaire » , constate Gérald Godreuil, responsable garantie chez Artisans du monde, dont on ne trouvera pas le café, le chocolat et l’artisanat dans les rayons des supermarchés.
Sans pouvoir, la CNCE n’inquiète pas la grande distribution. Les organisations de commerce équitable et les entreprises transnationales resteront libres de présenter ou non leur dossier devant l’instance et de se soumettre à un référentiel peu exigeant. « C’est une démarche volontaire. L’État n’est pas là pour dire qui fait du CE ou pas. Il met en place un outil pour apporter plus de visibilité pour les consommateurs, par l’intermédiaire d’une reconnaissance encadrée par l’État » , explique Gérald Godreuil.

Plus critique, Christian Jacquiau s’interroge sur la Commission : est-elle une « commission Max Havelaar ? » . Pour lui, outre les huit représentants de l’administration, « la liste des membres de la commission a de quoi… ne pas surprendre. Parmi les quatre organisations spécialisées, on trouve l’association Max Havelaar elle-même, la Plate-forme pour le commerce équitable, qui en est très proche, et la fédération Artisans du monde…, concessionnaire de Max Havelaar ! Sur les quatre organisations de solidarité internationale retenues : le Comité catholique contre la faim et pour le développement est adhérent de Max Havelaar, et Agronomes et vétérinaires sans frontières est ­membre fondateur de… Max Havelaar ».
De plus, la CNCE « accueille en son sein, au titre des organisations professionnelles impliquées dans le commerce équitable, la Fédération des entreprises du commerce et de la distribution, porte-parole des Aldi, Auchan, Carrefour, Lidl et autres distributeurs de produits estampillés Max Havelaar » , ajoute Christian Jacquiau. L’économiste constate que des ONG comme Oxfam, Minga (qui défend une économie équitable) et d’autres n’ont pas été invitées à siéger dans cette commission. « Aucun des représentants des “petits producteurs ­désavantagés du Sud” n’a été invité, poursuit-il. Et pas davantage leurs salariés, qui devront se contenter du “respect des règles de l’OIT”, qui n’engagent à presque rien ».
Certifications en tout genre et abus de langage ont encore de beaux jours dans les linéaires. Non sans contradictions : les cafés, thés et chocolats du champion américain de l’alimentation Kraft Foods peuvent ainsi être indifféremment certifiés Fairtrade ou Rainforest Alliance, ONG anglo-saxonne qui défend les principes d’une agriculture durable. Et, quelques jours avant la Quinzaine du commerce équitable [^4], un nouveau logo a été lancé par Ecocert, organisme de certification agréé par l’État pour la garantie bio (AB). Il porte le nom d’ESR, « référentiel Équitable, Solidaire et Responsable », qui « allie les notions de commerce équitable et de bio pour les produits alimentaires, cosmétiques et textiles » . De quoi semer un peu plus de confusion.

[^2]: Auteur des Coulisses du commerce équitable, Mille et Une Nuits, 2006.

[^3]: Le marché du commerce équitable en France à l’horizon 2015, février 2010.

[^4]: Du 8 au 23 mai. Voir notre hors-série n° 52.

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